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Je pense mieux, une pépite pour les enfants doués

Christel Petitcollin,Je pense mieux : Vivre heureux avec un cerveau bouillonnant, c'est possible !, Guy Trépaniel, 2015
Christel Petitcollin,Je pense mieux : Vivre heureux avec un cerveau bouillonnant, c’est possible !, Guy Trédaniel, 2015

 

Dévorer un livre en quelques heures, cela faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé!…

Comment décrire le sentiment d’excitation qui m’a habitée du début à la fin? Une sonate pour piano de Mozart pour la fluidité de l’écriture? Un toast au caviar pour goût de la nourriture? Un paysage qui s’ouvre devant soi au fur et à mesure qu’on avance et que je découvre de nouvelles perspectives? Tout cela et bien plus encore.

J’avais énormément apprécié de lire «je pense trop». Les propos de Mme Petitcollin «collaient», pour l’essentiel, avec mon expérience et mon parcours de vie. A défaut de piste vraiment concrète pour mieux vivre, c’était précieux pour moi de me retrouver dans ses paroles. C’est certainement l’ouvrage en langue française qui me correspondait le plus. Pour une fois, je ne suis absolument pas sûre de trouver mieux en langue anglaise, même s’il existe au moins un éditeur spécialisé dans le domaine (1). Ca colle tellement bien que, à mes yeux, cela va au-delà du «s’efforcer de comprendre l’autre comme il se comprend lui-même» cher à Carl Rogers. Je ressentais et je ressens toujours «je pense trop» comme un livre écrit de l’intérieur, par une personne surefficiente et pour d’autres personnes surefficientes. Peut-être est-ce pour cela qu’il a eu tant de succès auprès des enfants doués et qu’il est resté étranger auprès des normo-pensants, comme le révèle Mme Petitcollin dans son nouvel ouvrage.

Ce nouveau livre est stimulé et inspiré des correspondances et des interactions que l’auteure a eu depuis le premier livre. Il est écrit avec beaucoup de fluidité sur le ton d’une conversation. Elle s’adresse directement aux personnes surefficientes. Elle aborde une succession de thèmes (au moins un par chapitre), de manière brève et très vivante.

La multiplicité des thématiques abordées doit permettre à de nombreuses personnes d’y trouver leur compte, dans toute la variété des parcours de vie et des manières d’être au monde des personnes concernées. Là encore, ces thèmes sont beaucoup centrée autour de «mettre en mots», «faire du sens», «ouvrir de nouvelles perspectives», «aider à voir ou lire autrement certains aspects de sa vie», et j’ai été fascinée par l’ouverture et les perspectives ouvertes par cet ouvrage. J’ai été tout particulièrement intéressée par le chapitre sur les résonances ou les correspondances entre ce que c’est que d’être une personne surefficiente, asperger ou autiste.

Après, en lisant un texte avec une telle intensité, il y a bien sûr les nombreux moments où j’ai senti le fameux «Ah, mais c’est plus compliqué!». Mais c’est relativement facile de pouvoir trouver plein de nuances et de complexités additionnelles à partir d’un texte pareil! En voici quelques unes qui me semblent particulièrement importantes, en tout cas pour moi.

Mme Petitcollin utilise le terme de «balancier» (2) pour désigner tout groupe humain qui a pour but de regrouper un maximum de membres et de se nourrir de leur énergie. Dans son développement, elle mentionne que de lutter «contre» ou de lutter «pour» est stérile et que les engouements, comme les indignations sont souvent de courte durée, que seul l’engagement à long terme paie. C’est peut-être du au fait que j’ai vu de près quelques luttes pour la défense de droits humains, mais je constate que les organisations qui sont engagées dans ce genre de thématique se doivent de lutter «pour» ou «contre» quelque chose et que c’est une partie inhérente de leur engagement à long terme. Qu’il s’agisse des violences faites aux femmes, des droits des personnes trans, du mariage pour tous, etc., il y a une part non négligeable de recours à la pression de l’opinion publique et de rapports de force dans la défense de toutes les causes qui méritent d’être défendues. Par contre, il faut savoir choisir ses luttes et doser les différents moyens.

Un chapitre entier est consacré au manque d’égo des personnes surefficientes et à ses conséquences dans leurs relations. Ce chapitre contient de nombreuses remarques fort judicieuses, mais il me semble qu’il y manque une clef. Cette dernière est que la sécurité intérieure, fondement d’une bonne image de soi et d’un égo normalement développé est normalement le fruit d’une expérience incarnée, corporelle, que fait le tout petit enfant quand il est accueilli et aimé de ses parents et que ces derniers le lui signifient adéquatement, par un contact corporel respectueux et pleinement habité. Quand cette sécurité intérieure n’est pas là, il n’y a pas moyen de construire quoi que ce soit de solide. Pour se remettre sur pied, il faut faire cette expérience, toujours de manière incarnée et ceci quel que soit son âge. C’est ce qu’affirme, entre autres, l’haptonomie (3) et je dois constater que cela correspond à mon expérience. Dans la mesure où Mme Petitcollin confirme que, dans sa pratique, une grande proportion de personnes surefficientes ont subi de solides traumatismes dans leur parcours de vie, il me semble que ce point est susceptible d’en aider un certain nombre.

L’auteure consacre une section à la pathologisation des états d’âme. Elle fait remarquer, à très juste titre, la surinflation des codes diagnostiques dans les éditions successives du DSM (4), que sa toute dernière édition, le DSM-V, a dépassé toutes les bornes en la matière (par exemple, en pathologisant tout deuil au-delà de quinze jours). C’est littéralement à se demander qui est vraiment dément dans cette affaire et il y a encore bien pire dans ce document!

Mais, si tout code diagnostique peut être très mal utilisé, cela peut être dangereux de jeter le bébé avec l’eau du bain. J’ai vu de près des ados et des adultes hyperactifs et des personnes souffrant de troubles bipolaires. J’ai vu de près la souffrance d’ados tellement mal dans leur peau qu’elles allaient jusqu’à s’automutiler et dont la scolarité, en cendres, les privait de toute perspective. Je les ai aussi vu «rassembler leur vie», «se retrouver» une fois sous ritaline, pouvoir mener une vie bien bien plus satisfaisante à leurs yeux et choisir de conserver cette médication. J’ai aussi vu des adultes hyperactifs, avec leur propre vie et leur famille en petits morceaux. Je les ai aussi vu pouvoir se rassembler et retrouver une vie bien plus satisfaisante et harmonieuse (pour eux-mêmes et pour leurs proches) avec ce même médicament qu’on stigmatise tant. Et j’ai toujours autant de mal à comprendre comment on pourrait risquer «d’assommer une classe entière» avec une molécule qui est un stimulant du système nerveux central (c’est une amphétamine), qui a été prescrit contre la narcolepsie avant qu’on trouve mieux!

L’auteure consacre une section au monde «2.0» qui est pour elle une grande source d’espoir. J’avoue être infiniment plus réservée à ce sujet. Nombre de communautés qui apparaissent sur internet souffrent exactement des mêmes maux que nos sociétés: andro-centrées, centrées sur des personnes de couleur blanche, misogynes, homophobes, transphobes, etc. Les personnes dominantes de ces groupes sont presque exclusivement des hommes et ce sont les plus pugnaces, les plus narcissiques et les plus à même à vivre dans une atmosphère de conflit perpétuel qui l’emportent (5). Dans cet univers, pour citer Mme Petitcollin, les crimes ne sont pas nécessairement punis, bien au contraire, ce sont souvent ceux qui les dénoncent qui sont attaqués. Par exemple, dans le cas de certaines des femmes qui ont dénoncé la misogynies des jeux informatiques, le harcèlement est allé jusqu’à des menaces de mort et des menaces d’attentat lors de leurs apparitions publiques (6). Leurs harceleurs courent toujours et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas condamnés unanimement. Certaines communautés Open Source tentent de mettre en œuvre des mécanismes de modération, mais elles en sont aux balbutiements (7).

Il y a aussi plusieurs chapitres sur la vie en société et sur le monde professionnel qui me laissent un peu réservée. Peut-être que c’est juste une question de l’ordre des mots, mais il me manque une phrase qui dirait en substance «même en faisant de votre mieux, attendez-vous à ce que cela ne soit pas simple et à ce que cela reste problématique». Pour reprendre un exemple de l’auteure, j’ai appris à être (plus ou moins) sage dans ma vie professionnelle et à faire attention de savoir auprès de qui je peux m’exprimer et dire certaines vérités, ou pas. Mais je suis au regret de constater que cela ne fait que déplacer le problème. Quand j’arrive à repérer que ma parole n’est pas bienvenue et à me taire, j’évite en effet des rejets et des agressions. Par contre, c’est une véritable souffrance pour moi que de voir des gens aller à toute vitesse droit dans un mur, et ne rien pouvoir faire, et je me sens souvent emmurée vivante! Après, il me faut digérer.

En ce qui concerne le monde du travail, je suis très pessimiste. A mes yeux, l’indépendance, la voie proposée par Christel Petitcollin, n’est une piste que pour un petit nombre de personnes et j’ai vu bien trop d’indépendant-e-s incapables de tourner et avoir toutes les peines du monde à réintégrer le marché du travail «classique» pour la recommander à qui que ce soit. Par ailleurs, ce dernier est devenu tellement dur et tellement incompatible avec la manière d’être des personnes surefficentes que le seul fait de survivre plus ou moins sur le plan psychique est déjà une réussite majeure. Quant aux entreprises à visage humain dont parle l’auteure et qui seraient compatibles avec les personnes surefficientes, je n’en connais pas une seule.

Il me semble que quand on est une personne surefficiente, il est nécessaire d’apprendre à vivre «en terre étrangère», comme l’écrivait Robert Heinlein (8). Et, comme dans son roman, c’est d’autant plus difficile que, même si nous sommes des aliens, notre différence ne se voit pas. Une autre référence qui me vient est celle de la communauté imaginaire, la Sororité de l’Epée, inventée par l’écrivaine Marion Zimmer Bradley (9). Ce ne sont pas les modèles les plus riants que je connaisse, mais ils correspondent à mon expérience de vie, ils me parlent de la vie de mes amies surefficientes et ils me parlent de la survie dans une société qui n’est à tout le moins pas inclusive quand il n’est pas franchement excluante.

Bref, il s’agit de quelques bémols, de quelques nuances ou de quelques accents mis un peu différemment sur un texte que je ne peux que recommander chaudement à tous les enfants doués, à toutes les personnes surefficientes qui cherchent leur chemin.

(1) http://www.greatpotentialpress.com

(2) Vadim Zeland, Transurfing, Exergue, 2010

(3) Frans Veldman, Haptonomie science de l’affectivité : redécouvrir l’humain, PUF, 2007

(4) Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, American Psychiatric Association, http://www.dsm5.org/Pages/Default.aspx

(5) Voir, par exemple :

http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/may/08/misogyny-worse-than-before-internet

http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/aug/08/women-misogyny-internet-mary-beard-female-troll

http://motherboard.vice.com/read/the-chilling-effect-of-misogynistic-trolls

(6) J’ai mis quelques références à ce sujet dans l’article suivant :

https://labyrinthedelavie.net/2014/11/02/les-dupont-lajoie-de-la-mysogynie/

(7) Voir, par exemple:

http://www.zdnet.fr/actualites/conflit-linux-adopte-un-code-de-bonne-conduite-39816070.htm

(8) Robert Heinlein, En terre Etrangère, Robert Laffont, 2014, pour l’édition actuelle

(9) Marion Zimmer Bradley, The Saga of the Renunciates, Mass Market Paperback, 2002

Survivre dans le monde professionnel, encore et toujours

Johannes Christiaan Schotel, Storm on the sea, oil on canvas, cira 1825, Teylers Museum, Haarlem
Johannes Christiaan Schotel, Storm on the sea, oil on canvas, circa 1825, Teylers Museum, Haarlem

La majorité des personnes que je connais, celles qui travaillent dans le monde des entreprises, privées ou publiques, doivent faire face à un quotidien très difficile, stressant, usant, et abrasif. Qu’il s’agisse de mesures d’économie qu’on présente comme des initiatives destinées à être un plus pour toutes et tous (vive les mesures dites « d’intégration scolaire »!….), des restructurations, des coupures d’effectifs, des équipes aux effectifs déjà squelettique auxquelles on demande toujours plus, des bouleversements brutaux auxquels il faut faire face, etc., les exemples et les situation sont innombrables. Survivre durablement dans un tel univers est très difficile pour de nombreuses personnes.

Cela l’est encore plus quand nous sommes entouré-e-s de personnalités dites «difficiles», présentant de sérieux troubles de la personnalité (1). Quand on est un être particulièrement sensible, vulnérable à l’injustice, à l’absurde, à la bêtise, à l’aveuglement, c’est encore plus douloureux. Si ces situations réveillent des stress post-traumatiques et des situations d’abus, cela vient aux limites de l’ingérable, à moins d’être extrêmement solide, d’arriver à s’accrocher et de pouvoir se faire aider par quelqu’un de vraiment doué (et respectueux).

Je ne sais pas dans quelle mesure cela peut aider d’autres personnes, mais, dans mon humble expérience, certaines choses peuvent aider à rendre ce quotidien plus vivable. Elles tournent toutes autour de «mobiliser mes ressources au quotidien». Ca n’a rien de confortable. Tous les accrocs qui empêchent cette mobilisation (par exemple un repas de travail le midi qui me prive de ma pause et de mon espace de respiration) se paient. Même en manoeuvrant ma barque avec habileté, il est inévitable que je prenne plus ou moins régulièrement des vagues particulièrement puissantes qui me font boire la tasse. Et après, il faut récupérer. Mais, à condition de faire preuve de persévérance et de fidélité au quotidien, il me semble que cela aide à améliorer doucement la manière dont je vis ce quotidien.

Pour ma part, la méditation traditionnelle ne me sert à rien. Mon mental est bien trop puissant. Pour rentrer en contact avec mon corps, puis avec moi-même, j’ai besoin d’une activité physique comme la marche. Marcher en forêt ouvre mes sens, me fait me sentir en lien avec ce qui m’entoure et m’aide à m’ancrer en moi. Certains enregistrements de relaxation/visualisation peuvent aussi m’aider. Travailler très régulièrement mon processus intérieur, en mettant en mot mon ressenti et en le dessinant m’aide aussi beaucoup à m’ancrer, à revenir à moi-même, à accueillir vraiment ce que je ressens (qui sans cela peut être confus) et à sentir ce que je veux en faire. Je dois aussi être très attentive à ne pas passer mon temps libre n’importe comment, et ceci malgré la fatigue de mon quotidien. Je dois privilégier les activités créatives, celles qui m’aident à me centrer, qui me font toucher de belles choses et vivre de bons moments. Je dois encore faire attention à garder un équilibre qui donne sa place à la légèreté, à la liberté, l’insouciance, au jeu sans enjeu, à l’émerveillement, à la part d’enfance qui est en moi.

Il s’agit bien sûr de ce dont moi j’ai besoin. D’autres auront leurs propres outils qui leur seront adaptés.

Dans mon expérience, une chose qui rend cette pratique difficile à vivre concrètement, c’est ce qui réveille mes stress post-traumatiques et qui me ramène à un passé lointain et horriblement douloureux. C’est bien sûr mon histoire. Mais je constate que de nombreux enfants doués de mon entourage ont quelque chose de comparable dans leur propre parcours de vie. En ce qui me concerne, je n’ai pas trouvé d’autre solution que de prendre ces situations à bras le corps et de les travailler avec une personne qui a déjà fait ce chemin pour elle-même. Même avec les meilleurs outils (EMDR, somatic experiencing, et autres), c’est long. Un traumatisme peut en cacher un autre et je constate que je revisite de nombreux recoins de ma propre histoire dont j’avais oublié jusqu’à l’existence (c’est classique). Je constate aussi que plus j’avance dans ce travail, plus l’autre, celui au quotidien, porte ses fruits.

Avec le temps, je constate aussi que les fruits sont multiples. Je vis mieux (ou moins mal) ce quotidien professionnel toujours aussi difficile. J’ai plus de recul face aux turpitudes de cet univers. Je peux aussi choisir plus efficacement mes luttes, me poser en résistante quand je sens que c’est juste. Je peux mieux (ou, là encore, moins mal) vivre les situations où je sens nécessaire de m’opposer à ma hiérarchie pour des choses qui me semblent essentielles (et ceci quel que soit le résultat final de mes actes). Au moins, j’aurais fait ce que j’ai à faire. Quand je vois le poids de l’ombre qui s’abat actuellement sur le monde, il me semble que tous ces petits actes de résistance sont précieux.

(1) Christophe André, François Lelord, Comment gérer les personnalités difficiles, Odile Jacob, 1996

Notre relation à la nature, peut-être plus compliquée qu’imaginé

Ficus Benghalensis, un figuier étrangleur, photo de Forest & Kim Starr, Wikimedia Commons http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Starr_010420-0095_Ficus_benghalensis.jpg)
Ficus Benghalensis, un figuier étrangleur, photo de Forest & Kim Starr, Wikimedia Commons http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Starr_010420-0095_Ficus_benghalensis.jpg)

 

Pour moi comme pour de très nombreuses personnes, me ressourcer en pleine nature, en particulier en forêt, est essentiel. Les temps que j’y passe me changent. Le seul fait de sentir l’espace, l’air, la lumière, les arbres et les plantes autour de moi, écouter les oiseaux, être juste là, prendre le temps, fait que je me recentre, que je m’ancre. J’ouvre mes perceptions, je me sens en lien avec la nature qui m’entoure. Cela me donne envie d’y rester plus longtemps, d’y revenir, d’y passer bien plus de temps que ce que je peux faire. Le retour au quotidien, en particulier professionnel, est peu agréable même si je me sens revivifiée. Je ne peux que constater le contraste entre cet espace si précieux et mon quotidien si différent.

Pour autant, j’ai du mal quand j’entends des personnes autour de moi, qui vont presque jusqu’à diviniser la nature, tout en diabolisant les êtres humains. Au fond de moi, cela ne sonne pas juste. Nous venons de la nature, nous en sommes une partie. Comment pouvons-nous être si mauvais en venant d’une nature quasi parfaite, ou inversément?

En fait, les êtres qui nous fascinent le plus sont loin d’être toujours des saints selon nos critères moraux, et de loin s’en faut.

Les chimpanzés qui sont si proches de nous peuvent aussi s’entretuer ou tuer un des leurs (pour des raisons qui souvent nous échappent). Il leur arrive régulièrement de chasser d’autres singes et de s’en prendre tout particulièrement à leurs petits, plus faciles à attraper. Même vu à distance dans un reportage, pour moi c’est particulièrement remuant (1).

Nous savons qu’un lion peut dévorer les petits d’une portée qu’il n’a pas produit, mais après tout, c’est un «grand méchant prédateur» dans notre représentation. En fait, certains des animaux que nous trouvons les plus adorables sont autant des prédateurs que les lions et ils peuvent avoir des pratiques tout aussi terribles. En cas de famine, les loutres de mer mâles n’hésitent pas à kidnapper des petits pour obtenir de la nourriture de leur mère (2). Ils ne rechignent pas non plus à abuser sexuellement de bébés phoques jusqu’à les noyer, et à continuer au-delà de leur mort (3). Les dauphins ont les mêmes pratiques entre eux, ils tuent les petits des femelles pour les pousser à redevenir fécondes. Il leur arrive également de tuer des marsoins sans les manger ni faire quoi que ce soit de leurs cadavres (4). Quant un banc de dauphins arrive, même les requins qui nous font frémir se cachent. Des phoques sont également connus pour abuser sexuellement de manchots (5). Je suis sûre qu’on peut trouver bien d’autres cas encore. En passant, les végétaux aussi ont leurs histoires fratricides. Intéressez-vous, par exemple, aux figuiers étrangleurs.

D’aucuns diront qu’il s’agit des lois de la nature, que nous ne devons pas lui appliquer nos critères moraux et qu’elle vit selon des règles qui lui sont propres. Mais cet argument est problématique pour au moins deux raisons:

Sur le plan des faits, cette affirmation ne tient pas la route. Les éthologues ont montré que les grands primates sont extrêmement proches des êtres humains sur le plan de leurs capacités affectives et relationnelles ((6), (7), (8), (9)). Ils sont parfaitement capables d’empathie, de solidarité, de se mettre délibérément en danger pour sauver l’un des leurs, de tenir compte de de l’autre et de sa réaction probable pour moduler leurs propres actions, etc. Les chimpanzés qui peuvent être extrêmement violents sont aussi très doués en matière de réconciliation. Quant à leurs mœurs politiques, elles ressemblent étrangement aux nôtres! Par ailleurs, un certain nombre d’autres mammifères manifestent clairement de l’empathie au moins dans certaines situations.

Ceci signifie qu’on ne peut pas affirmer que la nature et les humains sont deux univers différents régis par des lois différentes. En fait, nous sommes des grands primates très proches des autres, un très grand nombre de nos réactions et de nos actions ressemblent de si près aux leurs qu’on peut dire que nous sommes infiniment plus animaux que nous voulons l’admettre, tout comme les autres animaux, en particulier les mammifères, sont infiniment plus proches de nous que nous ne voulons l’admettre. En d’autres termes, nature et culture ne sont pas complètement disjointes et cela rend les choses très compliquées.

L’autre point est que, si la nature nous est si précieuse comme lieu de ressourcement et de recentrement, c’est qu’elle a pour nous une connotation morale, voire spirituelle. Les peuples premiers parlent de la Terre Mère et cette dernière est infiniment précieuse. Ils nous voient au service de sa préservation, en contraste avec la vision occidentale qui est une vision d’asservissement de cette dernière. Alors il n’est pas indifférent d’y constater des choses qui ressemblent à nos pires turpitudes. Et comment concilier ces dernières avec la valeur spirituelle que représente pour nous la nature?

Pour moi, la pire des choses est le déni de ce problème. Nous sommes des animaux comme les autres, ces derniers sont bien plus proches de nous que nous ne voulons l’admettre et il arrive même à ceux qui nous fascinent le plus d’agir d’une manière qui nous révulse tout autant que nos pires actions. Pour autant, le contact avec la nature et les autres être vivants nous est infiniment précieux, il a pour nous une dimension spirituelle. Dont acte.

Il me semble tout aussi essentiel d’éviter d’utiliser les actes des uns pour justifier ceux des autres et réciproquement. Constater des comportements terribles dans la nature ne justifie en rien la barbarie de certaines de nos actions.

Il y a en moi et en de très nombreuses personnes le souci de préserver la vie et la nature, d’en prendre soin, de l’aider à grandir et à s’accomplir. Cela ne signifie pas approuver ce qui s’y passe de pire, d’où que cela provienne. Mais c’est cette attention intérieure à la vie qui vibre quand je suis au contact de la nature. En prendre soin de manière respectueuse me fait grandir intérieurement. A nous et à nos descendant-e-s d’observer les fruits de nos actes. Sommes-nous capables de prendre soin de nous et d’elle «jusqu’à la 7ème génération» comme le souhaitent les peuples premiers?

(1) David Attenborough, the life collection: http://www.amazon.co.uk/The-Life-Collection-David-Attenborough/dp/B000B3MJ1E

(2) Animals can be giant jerks: http://www.iflscience.com/plants-and-animals/animals-can-be-giant-jerks

(3) The other side of otters: http://news.discovery.com/animals/the-other-side-of-otters.htm

(4) ‘Porpicide’: Bottlenose dolphins killing porpoises: http://www.sfgate.com/news/article/Porpicide-Bottlenose-dolphins-killing-porpoises-2309298.php

(5) Seals accused of sexually attacking penguins: http://www.huffingtonpost.com/2014/11/17/seals-sex-penguins_n_6170770.html

(6) Frans De Waal, Our Inner Ape: The Best and Worst of Human Nature, Granta Books; New edition edition (4 Sept. 2006)

(7) Frans De Waal,The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society, Souvenir Press Ltd (1 Oct. 2010)

(8) Frans De Waal, Chimpanzee Politics: Power and Sex among Apes, ohns Hopkins University Press; 25th anniversary edition edition (30 Aug. 2007)

(9) Frans De Waal, The Bonobo and the Atheist: in Search of Humanism Among the Primates, W. W. Norton & Company; Reprint edition (8 April 2014)

Quelle insertion dans le monde professionnel quand on est un être sensible?

Panneau de signalisation, à la croisée du chemin des Laines et du chemin de la Liquière à Ournèze, Daniel Villafruella, Wikimedia Commons
Panneau de signalisation, à la croisée du chemin des Laines et du chemin de la Liquière à Ournèze, Daniel Villafruella, Wikimedia Commons

Faire des études peut être enthousiasmant et de nombreux jeunes, quand ils s’apprêtent à entrer dans le monde du travail ont l’espoir de pouvoir apporter quelque chose. La suite ne leur donne pas toujours raison. C’est difficile de garder espoir quand on se retrouve un petit numéro parmi d’autres et quand on est témoin de relations humaines dans lesquelles le respect mutuel, l’écoute, laisser la personne développer son potentiel sont vu comme des extraterrestres. Quant on est un être particulièrement sensible, c’est l’assurance d’en prendre plein la figure. Christel Petitcollin mentionne que les personnes hyperefficientes «doivent avoir une gestion du stress de premier ordre» (*). Mais cela peut ne pas suffire ou ne pas marcher.

En regardant mon propre parcours de vie à la lumière de celui de personnes de mon entourage, je vois plusieurs manières de faire face à cette situation. Mais je ne suis pas sûre que l’une soit préférable à l’autre.

Une possibilité est d’avoir un job «normal» (ne me demandez pas ce que cela signifie) qui apporte une sécurité matérielle et financière. Si cela permet d’éviter certaines galères (celles qui sont liées au manque d’argent), c’est aussi la quasi assurance d’en prendre plein la figure jour après jour dans un univers professionnel non respectueux. Arriver à digérer et à maintenir son équilibre dans un univers aussi toxique devient une épreuve de chaque jour et consomme une énergie énorme. C’est vrai qu’à l’occasion, on peut avoir quelques actions dans lesquelles nous nous sentons avoir un sens. Mais est-ce que le prix payé en vaut la peine ?

Un autre parcours possible est de prendre un chemin d’indépendant-e, de faire ce qui nous intéresse, d’essayer d’en vivre ou de compléter l’ordinaire par des travaux alimentaires. Les personnes que je connais qui ont entrepris ce parcours ont évité de subir le monde de l’entreprise, son inhumanité et sa perversité. Par contre, elles sont dans une sérieuse insécurité matérielle, ce qui limite leur capacité de créer qu’elle voulaient privilégier. Est-ce que cela en vaut la peine ? Est-ce vraiment mieux?

Il est des personnes pour qui le monde du travail actuel est proprement insupportable. Elles se retrouvent régulièrement sans emploi et c’est très difficile pour elle d’en garder un plus de quelques mois. Les périodes sans emploi les protègent de ce qui leur est insupportable, mais leur insécurité matérielle est encore plus grande.

Christel Petitcollin parle des professions libérales comme d’une piste de choix pour les surefficient-e-s mentaux. Je n’en connais pas qui aient suivi ce chemin. Mais il est vrai que cela peut marcher.

Ce qui me touche et me révolte est que la difficulté des personnes douées à trouver une place dans le monde professionnel est un drame pour tout le monde. C’en est un pour elles, qui aspirent tellement à pouvoir se donner et qui se trouvent rejetées, parfois très violemment, justement en raison de leurs dons et de leurs capacités. C’en est un pour la société qui se prive d’un capital d’innovation, de changement, de modération, d’apaisement qui est très précieux.

(*) Je pense trop, comment canaliser ce mental envahissant, Christel Petitcollin, 2010, Guy Trédaniel

Bonne année 2015

A red sunrise over the Black Sea.,18 February 2008, by Moise Nicu, Creative Commons Attribution 3.0 licence
A red sunrise over the Black Sea.,18 February 2008, by Moise Nicu, Creative Commons Attribution 3.0 licence

 

Bonjour

A l’aube de cette nouvelle année c’est à mon tour de vous présenter mes voeux.

Je vous souhaite non seulement une très belle année 2015, mais, en pensant tout particulièrement à tous les enfants doués, je vous souhaite une année sereine, paisible, durant laquelle vous puissiez vivre avec beaucoup de distance les aléas de la vie et dans laquelle vous puissiez trouver ou faire grandir une vie dans laquelle vous vous sentiez profondément bien.

 

Habiter son corps …. ou pas

In the Body of the world, a memoir of cancer and connection, Picador Books, 2014
In the Body of the world, a memoir of cancer and connection, Picador Books, 2014

La manière dont nous sommes, ou non, lié-e-s à notre corps, et incarné-e-s revêt une très grande importance pour la manière dont nous vivons nos vies. Comme d’habitude, la variété des parcours est immense.

Il est des personnes pour qui il est particulièrement difficile de se vivre en lien avec leur corps. Je pense en particulier aux personnes ayant été abusées, aux personnes atteintes dans leur chair par des maladies comme le cancer ou défigurées par un accident ou par la guerre, à nombre de personnes trans, et à bien d’autres encore. Pour ces personnes, réaliser une cohabitation à peu près paisible avec leur propre corps peut être le chemin de tout une vie (et demander d’importants travaux de réparation ou d’aménagement). Leur manière d’être au monde, d’aborder la vie et les relations humaines, de percevoir le monde, de s’exprimer etc. en est profondément marquée.

En 2013, Eve Ensler, l’auteure des Monologues du vagin, a publié son propre témoignage. Dans ce livre magnifiquement écrit, elle tisse ensemble les abus qu’elle a subi, les témoignages qu’elle a reçu d’innombrables femmes, le travail qu’elle fait au Congo avec les femmes victimes des atrocités de la guerre, son propre cancer, sa quête de sens (ou d’absence de sens) de sa maladie, la manière dont tout cela résonne en elle alors que tous les pans de sa vie se font écho à l’occasion dans cette épreuve.

Son écriture est très intense, à la hauteur de son immense sensibilité. Elle est tissée d’une manière telle que je ne peux lire que quelques chapitres à la fois, avant de devoir prendre une pause pour digérer. En la lisant, j’entends le coeur et l’âme d’une autre enfant (sur-)douée qui s’exprime avec toute la puissance de sa sensibilité et de sa créativité. Je suis non seulement “sonnée” (par son vécu et la manière dont elle le ressent), mais aussi émerveillée par sa puissance d’expression.

Il me semble que cet ouvrage pourra parler à de nombreuses personnes pour qui habiter son corps ne va pas de soi. Je ne peux aussi que vous encourager à lire le texte originel pour pouvoir goûter toute la saveur de l’écriture d’Eve Ensler. Mais il existe une édition française pour les personnes pour qui cela ne serait vraiment pas possible (chez 10/18).

Besoin de créer

 

Quête de sens et créativité, Anne-Marie Jobin, 2006, Editions du Roseau, Montréal
Quête de sens et créativité, Anne-Marie Jobin, 2006, Editions du Roseau, Montréal

Comme de très nombreuses personnes, j’ai un très fort besoin d’activités créatives. Je ne parle pas d’égo ou de quoi que ce soit de ce genre. Je parle de mon besoin existentiel et essentiel de créer. J’ai aussi la conviction qu’il est présent dans le coeur de chaque être humain, qu’il est tout aussi vital que le besoin de manger, de respirer, d’être en sécurité, d’être en relation avec les autres, avec le vivant, avec la Terre Mère et avec une forme de “tout proche et en même temps infiniment plus grand que soi”.

Dans mon quotidien, j’ai beaucoup de mal à ménager l’espace, le temps et l’énergie nécessaire pour pouvoir créer comme j’en ai besoin. Travailler dans une maison de fous me consomme une énergie colossale rien que pour pouvoir faire face et tenir. Je me rends aussi compte que je suis face à d’autres obstacles, comme ma tendance à procrastiner et à perdre mon temps sur internet, plutôt que de mettre à profit le peu de temps de qualité dont je dispose. La peur du regard de l’autre, la peur de l’échec sont pour moi de gros obstacles.

Au hasard de mes recherches, j’ai trouvé quelques ressources qui me sont précieuses. Il s’agit des ouvrages écrits par Anne Marie-Jobin. Elle propose de nombreux outils pour aider à débloquer et prendre soin de son expression créative, et in fine pour transformer sa vie. Ce ne sont pas des outils miracles (ce qui ne les rend que plus crédibles), mais ils sont nombreux, variés, aidants et fort plaisants. Ils me semblent aussi très respectueux des personnes, de la diversité de nos vie et des rythmes réels de l’existence humaine (par opposition à ceux que nous imposent la société). D’autres y trouveront peut-être des pistes pour eux-mêmes. C’est pourquoi je vous les partage.

Le site d’Anne-Marie Jobin: http://journalcreatif.com

Anne-Marie Jobin, Créez la vie qui vous ressemble, 2013, Editions Le Jour Montréal (version complètement revue de “Ma vie faite à la main”)

Anne-marie Jobin, la Vie Faite à La Main – quête de sens et créativité, 2006, Editions du Roseau, Montréal

Anne-Marie Jobin, le nouveau journal créatif – à la rencontre de soir par l’écriture le dessin et le collage, 2010, Le Jour Montréal

Anne-Marie Jobin, Fantaisies et gribouillis, 85 activités créatives pour tous, 2008, Editions du Roseau, Montréal

Etre rebelle et vivre avec

 

Le rebelle, Osho Zen Tarot, 1994 Osho International foundation, Suisse, 2005, AGM AGMüller, CH–1812 Neuhausen pour l’édition française
Le rebelle, Osho Zen Tarot, 1994 Osho International foundation, Suisse, 2005, AGM AGMüller, CH–1812 Neuhausen pour l’édition française

 

Pour la plupart des personnes, être un-e rebelle, signifie être en révolte permanente contre tout et contre tout le monde. C’est rarement vu comme quelque chose de positif.

Par hasard, chez une amie, je suis tombée sur une autre vision. Elle possède une édition du jeu de tarot Zen de Osho. En tirant une carte, je suis tombée sur celle du rebelle. C’est la quatrième arcane majeure, qui dans le tarot traditionnel est la carte de l’empereur. Le petit livret d’explication qui venait avec les cartes, disait, entre autres que:

“L’être accompli est l’étranger le plus frappant dans ce monde. Il semble n’appartenir à rien ni à personne. Aucune organisation, aucune société et aucune nation ne peut l’influencer”

Je ne me sens absolument pas “accomplie” ni quoi que ce soit de ce genre! Par contre, je dois bien constater que je suis ainsi faite que je ne rentre dans aucune case préexistante. J’ai cherché ma place dans de nombreux lieux et groupes et, où que j’arrive, je me suis toujours sentie en porte à faux. Pour moi les choses sont “différentes”, “pas aussi simples”, “plus complexes”, etc. Et je connais un certain nombre de personnes qui se sentent dans le même cas de figure.

Pour moi, ne rentrer dans aucune case, ça n’est pas du tout la même chose que d’être en révolte permanente. Pour autant, cela n’est pas nécessairement confortable, loin de là.

Comme les autres êtres humains, j’ai besoin de me sentir appartenir à un groupe ou à un clan. Ne rentrer dans aucune case, c’est me sentir n’être nulle part vraiment à ma place et je dois assumer la solitude qui va avec. L’assumer n’est pas toujours facile ni agréable.

Quand, pour soi, “c’est différent”, “plus compliqué”, les réponses des autres, qu’il s’agisse de spiritualité, de développement personnel, du sens de sa propre vie, de sa manière d’être au monde, etc, n’ont que peu de pertinence. Comme pour les autres personnes qui sont dans ce genre de parcours de vie, je me dois de trouver mes propres réponses et de faire mon propre chemin.

Cela peut avoir des côtés très stimulant que de trouver sa propre route dans la vie, cela peut l’être encore plus quand elle nous est vraiment adaptée. Mais cela demande là encore d’assumer une part certaine de solitude. Cela peut aussi demander d’assumer une grande part de distance voire de rejet de la part de la majorité des autres pour qui “tout tourne rond”, et qui trouve son confort en suivant le chemin et le parcours de vie de son entourage.

Comme les autres personnes atypiques, je suis confrontée à ma propre acceptation (ou non) de ma différence et de mon parcours de vie. Il me faut intégrer d’une manière où d’une autre que je vis dans un monde dans lequel je suis une bête curieuse aux yeux des autres, et qui plus est pas bien adaptée. Etant par exemple, une personne douée d’une très grande sensibilité, la dureté du monde du travail actuel m’est proprement insupportable et me rendre la vie difficile.

Bien sûr que de développer et d’utiliser au maximum mes ressources, de me créer un réseau de proches respectueux et bienveillants, de me trouver un job plus ou moins supportable m’aide à rendre la situation aussi vivable que possible. Mais elle a une dimension existentielle qui demeure malgré tout. “Qu’est-ce que je fais sur cette f… planète?”, “pourquoi moi? Je n’ai strictement rien demandé de tel!”, etc.

Que faire? Comment vivre en paix malgré cette douleur existentielle? A défaut d’une recette magique, j’en suis à prendre acte que, “oui, c’est ainsi”, que la vie dans la société a laquelle j’appartiens à des moments affreux, qu’avec ma sensibilité et mon éthique j’en prends régulièrement plein la figure, que de faire face aux aspects mortifères de ce quotidien me consomme une énergie énorme, que je ne suis pas adaptée à cette planète et encore moins à la société humaine qui m’entoure. Prendre acte est important pour moi. Ca me pose. Cela m’aide aussi à moins me débattre ce qui me consomme aussi beaucoup d’énergie. Cela m’aide encore à revenir à ma source intérieure, à me centrer sur ce qui m’est essentiel et qui nourrit ma vie. Mais cela reste une lutte de tous les jours.

Etre une guerrière cabossée

Divine Physician An Daoquan (安道全), surgeon, operating on female warrior Gu Dasao (顾大嫂).By Utagawa Kuniyoshi [Public domain], via Wikimedia Commons
Divine Physician An Daoquan (安道全), surgeon, operating on female warrior Gu Dasao (顾大嫂).By Utagawa Kuniyoshi [Public domain], via Wikimedia Commons

De nombreuses femmes ont du traverser une telle quantité d’épreuves traumatiques au cours de leur vie, que le seul fait d’avoir pu y arriver fait d’elles de solides guerrières. De plus, en tout cas dans mon entourage, elles se reconnaissent dans ce terme.

Mais ces épreuves ont inévitablement laissé des traces en elles, parfois jusque dans leur corps. Tant que les plaies ne sont pas guéries (pour certaines d’entre elles c’est l’oeuvre d’une vie), elles restent sensibles. Elles nous rendent particulièrement vulnérables et nous devons apprendre à vivre et composer avec, au moins le temps nécessaire pour aider à les faire guérir.

Se retrouver seule à devoir éduquer des enfants, et avec un revenu très limité, soit faute de qualifications professionnelles soit parce que la prise en charge des enfants rend impossible un travail à plein temps est un facteur de stress majeur, qui dure de nombreuses années et qui rend très difficile la vie de nombreuses femmes.

Les mémoire traumatiques qui résultent des abus subis dans l’enfance sont encore bien plus lourds à porter. Un stress post-traumatique ne s’apaise pas avec le temps. Toute situation qui rappelle de loin où de près les abus subis dans l’enfance les réveillent dans toute leur puissance. Ceci peut rendre la vie extrêmement difficile et pousse les victimes à « réduire leur vie » pour éviter toute situation de cet ordre. Si on ne peut pas faire l’économie du travail nécessaire pour se libérer de ses stress post-traumatiques, on doit faire extrêmement attention à ce que ce travail ne les ravive et ne les renforce pas (*) ….

A moins qu’il ne s’agisse d’accident, les traumatismes subis dans l’enfance ont été infligés dans le cadre d’une relation perverse avec un proche. Cette forme de relation est utilisée par l’adulte maltraitant pour faire croire à l’enfant victime que c’est lui qui est responsable, même coupable, de la situation qu’il aurait largement mérité. Les enfants victimes de ce genre de torture grandissent avec une image très noire d’eux-mêmes, ils n’ont pas de sécurité intérieure, ils se sentent extrêmement vulnérables et n’ont aucune conscience de leur propre part de puissance. Trouver puis intégrer cette conscience est un long travail.

Les femmes qui sont aussi des enfants douées doivent également faire avec leur immense sensibilité et leur clairvoyance. Loin d’être un avantage, il leur faut faire face à l’incompréhension et au rejet des autres qui n’ont pas la même sensibilité. Il faut vivre avec l’impuissance et la douleur issues de l’impossibilité de changer des choses, pourtant évidentes pour nous-mêmes, mais que ceux qui nous entourent ne voient pas.

Certaines d’entre elles vivent en plus avec d’autres formes de différences. Qu’elles soient homosexuelles, trans, extrêmement grandes, migrantes, etc. Il leur faut en plus intégrer, accueillir, assumer puis affirmer ces formes de différence qui sont souvent une autre cause de rejet.

Ca finit inévitablement par faire beaucoup pour une seule personne!

Dans mon humble expérience, trouver son chemin dans le dédale qui résulte de tout cela exige un immense engagement, une très grande détermination, beaucoup de courage, et tout cela dans la durée. Il est indispensable de chercher son chemin de tout son coeur, de toute son âme et avec toute son énergie. C’est aussi indispensable de pouvoir rencontrer les bonnes personnes aux moments clefs, qui, d’une manière où d’une autre vont pouvoir nous aider comme nous en avons besoin dans ces moments là. Qu’est-ce qui fait que certaines personnes y arrivent et d’autres non est, pour moi, un mystère.

Se prendre en main par soi-même et au quotidien est évidemment tout aussi indispensable.  En ce qui me concerne, observer ce que je vis, prendre le temps de mettre en mot mon ressenti a été vital. Prendre grand soin de mes amies et de mes relations l’a été tout autant. Trouver des groupes source de vie, de rencontres, de joie et de bonheur a aussi été très précieux. Dans mon cas, cela a été la Biodanza (**). Trouver le moyen de me libérer de ce qui m’empoisonne au quotidien (entre autre tout ce qui suscite des ressentiments dans le cadre de ma vie professionnelle), de me recentrer, de retrouver ma respiration, ma conscience à moi-même et à mon corps a aussi été important et cela a pris très longtemps. Pour moi, la marche lente en pleine nature, le contact avec la forêt et les arbres est efficace (alors que je n’ai jamais accroché à des outils comme la pleine conscience).

Ce serait présomptueux de ma part que d’affirmer que tous ces moyens rendent la vie radieuse et facile. Mais ils contribuent en tout cas à rendre la mienne vivable, à trouver une certaine paix, à me permettre de goûter tous les bons moments que j’y trouve (ils sont nombreux) et à faire face aux situations difficiles en étant moins affectée par ces dernières.

Mais c’est peut-être aussi cela, être une guerrière.

(*) Voir Peter A. Levine, In an Unspoken Voice: How the Body Releases Trauma and Restores Goodness, North Atlantic Books, 2010

(**) Voir, par exemple, www.biodanza.ch

"Hangakujo". The female warrior samurai Hangaku Gozen by Yoshitoshi (1839-1892). From the series "Yoshitoshi mushaburui: A series of warriors by Yoshitoshi." Published in "The Floating world of Ukiyo-e," essays by Sandy Kita, New York, 2001, no. 72, p. 135. Exhibited at "The Floating world of Ukiyo-e: shadows, dreams and substances," organized by the Library of Congress, 2001. Colour woodcut print, 37 x 25.3 cm.Tsukioka Yoshitoshi [Public domain], via Wikimedia Commons
« Hangakujo ». The female warrior samurai Hangaku Gozen by Yoshitoshi (1839-1892). From the series « Yoshitoshi mushaburui: A series of warriors by Yoshitoshi. » Published in « The Floating world of Ukiyo-e, » essays by Sandy Kita, New York, 2001, no. 72, p. 135. Exhibited at « The Floating world of Ukiyo-e: shadows, dreams and substances, » organized by the Library of Congress, 2001. Colour woodcut print, 37 x 25.3 cm.Tsukioka Yoshitoshi [Public domain], via Wikimedia Commons

 

 

Le millionième cercle

Jean Shinoda Bolen, The millionth circle Conari Press, 2003
Jean Shinoda Bolen,
The millionth circle
Conari Press, 2003

En 2003, la thérapeute Jungienne Jean Shinoda Bolen a publié « The Millionth circle – How to change ourselves and the World – The essential guide to women circles » (« Le millionième cercle – Comment nous changer nous-mêmes et changer le monde – Le guide essentiel pour les cercles de femmes »). Elle avait déjà beaucoup écrit sur les archétypes féminins ((*), (**)) et ses textes sont traduits en de nombreuses langues, sauf, comme d’habitude, en français!

Avec cet ouvrage, Jean Shinoda Bolen a popularisé et réintroduit une tradition de nombre de peuples premiers, à savoir le cercle des femmes du clan. C’est très souvent un espace égalitaire (un cercle), un lieu de pouvoir pour les femmes, un espace de transmission, d’initiation, de solidarité, de stimulation et de compagnonnage.

C’est aussi une tradition que toutes les cultures patriarcales, en appliquant le principe « diviser pour régner » se sont efforcées d’éradiquer totalement. Tant que les femmes sont des rivales et sont complètement centrées sur les hommes, elles ne se constituent pas en tant que groupe et elles ne se révoltent pas pour faire entendre leur voix….

Jean Shinoda Bolen a aussi décrit sa vision en prenant pour analogie l’expérience bien connue de singes macaques  vivant dans des îles japonaises. Sur l’une de ces îles, les singes étaient nourris par les humains qui les étudiaient. A un moment donné, une jeune femelle s’est mise à laver sa nourriture (des patates douces si ma mémoire est bonne) à l’eau de mer. Sa pratique s’est lentement répandue chez tous les jeunes du clan. Avec le temps, les autres clans de singes de cette même île se sont mis à faire de même. Plus tard encore, tous les clans de toutes les îles avaient adoptés sa pratique, alors même que les singes n’avaient aucun contact physique entre eux!

Par analogie, sa vision est que la création d’un premier cercle facilite la création d’un second, qui stimule celle d’un troisième, etc. jusqu’à la création du millionième. Son espoir est que, une fois ce seuil symbolique passé, les cercles vont avoir un impact sur toute la société, de par leur seule existence qui sera devenue incontournable. Alors, les sociétés devront prendre en compte sérieusement les valeurs des femmes engagées dans ces cercles, à savoir prendre soin à long terme de la vie, qu’il s’agisse de celle de la famille, du clan ou de la Terre mère.

Elle décrit sa vision dans ce petit livre de moins de 100 pages, avec une écriture en vers très belle et très poétique.

Dans mon passé, j’ai eu l’occasion de participer à de tels cercles et j’ai constaté qu’ils peuvent être des stimulants puissants pour des femmes qui se situent dans un parcours de vie plutôt traditionnel, pour qui l’archétype de la féminité, la maternité, le fait d’être une épouse et une mère de famille sont des choses essentielles.

C’est nettement moins simple pour des femmes atypiques, dont le parcours de vie est nettement plus queer, qui assument et expriment pleinement leur part « yang » et qui se définissent par elles-mêmes plutôt que d’attendre de compléter un hypothétique autre. Je fais partie des femmes de cette mouvance et il est possible que nous devions créer nos propres cercles, des cercles de louves et de guerrières afin de trouver notre place.

Je m’interroge aussi sur la possibilité de changer la société uniquement en atteignant un seuil donné. Je vois combien les cercles de pouvoir vivent complètement coupés du reste de la société et je peux tout à fait imaginer que ces derniers fassent tout pour entraver un changement qui les dérange et les met en cause, comme cela s’est passé face aux révolutions sociales du 2ème siècle, dont aucune n’a vraiment pu être achevée à cause de cela.

Mais cela me parait une belle vision et une belle initiative de la part de Jean Shinoda Bolen qui gagne à être connue et tentée par un nombre croissant de femmes de par le monde. C’est pour cela que j’en parle.

Il se trouve aussi que, pour une fois, le monde de l’édition francophone s’est quelque peu réveillé et cet ouvrage a enfin été traduit en Français. Comme le titre de la traduction française n’a strictement rien à voir avec le titre du livre originel, ni avec son sujet d’ailleurs, il faut un peu chercher. Mais il est disponible dans toutes les bonnes librairies:

Jean Shinoda Bolen La pratique des cercles de compassion Jouvence, 2011
Jean Shinoda Bolen
La pratique des cercles de compassion
Jouvence, 2011

 

(*) Voir: Jean Shinoda Bolen, Goddesses in every woman, Harper & Row 1984, Quill Editions, 2004

(**) Voir: Jean Shinoda Bolen, Goddesses in older women, Harper Collins 2001, Quill Editions, 2002