Jusqu’aux limites de l’humanité

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Svetlana Alexievitch La guerre n’a pas un visage de femme J’ai Lu

 

Avec son prix Nobel de littérature 2015, les ouvrages de Svetlana Alexievitch ont acquis en occident une visibilité infiniment supérieure à la notoriété dont ils pouvaient jouir jusqu’alors. Ils ont mis en lumière l’existence d’une femme très courageuse, qui parcourt l’empire russe avec son enregistreur, qui interviewe des centaines de personnes le temps nécessaire pour que ces dernières puissent exprimer le noyau essentiel de ce qu’ils ou elles ont vécu, de ce qui les a marqués, ou traumatisés.

Elle traite de thématiques graves, pour ne pas dire terribles. Avec son premier ouvrage, « La guerre n’a pas un visage de femme », elle a donné la parole à des centaines de femmes russes qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale en tant que soldates.

Elle prend grand soin de les rencontrer seule à seule ou avec quelques autres femmes afin de s’assurer que leurs paroles sont libres et qu’elle ne se réduit pas à l’héroïsme officiel dont a été entourée en Russie cette guerre effroyable.

Elle œuvre un peu comme une peintre pointilliste, témoignage après témoignage. Il faut prendre le temps d’écouter l’une après l’autre la parole de toutes ces femmes pour voir un tableau se dégager.

L’image qui en sort est celui de très jeunes femmes de quatorze, quinze ou 16 ans, enthousiasmées par l’idéal communiste, qui ont vu leur père, leur oncle leurs frères partir pour se battre et pour qui il était inimaginable que cette lutte se passe sans elles. Sans avoir la moindre idée de ce qu’elles allaient affronter, elles ont fait le siège des bureaux de recrutement pour pouvoir y aller elles aussi. Et les recruteurs ont fini par céder.

Elles se sont retrouvées dans une armée absolument pas préparée à les accueillir et embarquées dans un affrontement effroyable qui a fait des dizaines de millions de morts. Elles y ont connu l’enfer, la tragédie, la souffrance, parfois l’amour, ou des moments d’une paix irréelle, la faim, la terreur, la rage, la haine, la douleur, la pitié et bien d’autres choses encore.

Certaines ont survécu. Elles ont recommencé à vivre, tant bien que mal. Tout n’a pas repris comme avant. Leur pays, leurs maisons avaient été dévastés il a fallu tout reconstruire. Elles ont dû vivre comme elles le pouvaient avec ce que nous appelons maintenant des stress posttraumatiques très graves. Certaines ont perdu leur santé sur le front, ou ont été amputées ou ont été marquées à vie de quelque autre manière.

Nombre d’hommes qui avaient appris à les considérer en camarades et en égaux sur le front les ont rejetées. Il n’était pas question pour eux de se marier avec leurs compagnes de lutte. Elles se sont retrouvées seules.

Et le discours officiel a fait exclusivement dans l’héroïsme exacerbé pendant des décennies. Elles se sont retrouvées bâillonnées.

Arrive Svetlana Alexievitch et son enregistreur. Pour la première fois de leur vie, elles ont pu parler et dire ce qu’elles avaient vraiment ressenti, ce qui les a marquées, le fond de leur douleur ou de ce avec quoi elles vivent depuis si longtemps.

En occident, on aurait parlé de « débriefing ». On aurait parlé d’une auteur qui prend le rôle d’accoucheuse et qui permet aux personnes qu’elle interroge de se libérer un tant soit peu de ce qu’elles portent depuis si longtemps.

Dans l’URSS de Mikhail Gorbatchev, cet ouvrage a été un choc. Le choc a été tel que l’auteure a dû rudement batailler avec la censure pour qu’il soit publié (en 1983). Et, alors que cet ouvrage est fondamentalement humain, elle a acquis l’image d’une opposante politique et d’une ennemie de la Russie.

Il faut dire aussi qu’elle ne s’est pas arrêtée aux rescapées de la Seconde Guerre mondiale. Elle a remis la compresse avec la guerre d’Afghanistan (les cercueils de zinc), Tchernobyl (la supplication) et d’autres situations tout aussi terribles. On n’en sort encore plus marqué que de la lecture de son premier ouvrage.

Dans tous ses écrits, l’auteure interroge les limites de ce que c’est que d’être humain. Elle le fait dans le but de défendre la valeur et le caractère essentiel de cette humanité. Dans un entretien consacré à son œuvre, elle indique, que, au sujet  des femmes vétéranes de la Seconde Guerre mondiale : « ce qui m’a le plus frappé, c’est que ces femmes avaient pitié des Allemands. À l’école on nous apprenait à ne pas avoir pitié des ennemis. Mais la guerre, pour ces femmes, n’était pas enserrée dans les lois écrites par les hommes » (*). Au sujet de Tchernobyl, elle indique que : »Avec Tchernobyl, nous sommes entrés dans un monde inédit. Nous avons compris que le progrès technique représente une voie suicidaire. Il s’agit d’une guerre d’un nouveau type, dans laquelle l’homme ne se combat pas seulement lui-même, mais le vivant en général : les plantes et les animaux, la terre et le ciel ». Quelle clairvoyance!

Si son œuvre a un volet politique, ce que certains lui reprochent, c’est à force d’exposer le vécu des êtres qui ont été emportés dans la tourmente et ce qu’ils ont vécu dans leur chair. Elle n’est pas directement militante. Ces récits mis bout à bout parlent d’eux-mêmes. Il lui suffit de les exposer. Mais cela donne à sa voix et aux milliers de parcours de vie qu’elle met en lumière une portée qu’ils ne pourraient pas avoir sans cela.

En témoignant avec un très grand courage et une constance inébranlable de l’horreur qu’ont engendrés ces moments de l’histoire elle se pose en témoin d’humanité de ce qu’il faut faire pour faire cesser cette folie.

(*) Svletlana Alexievitch, Oeuvres, Actes Sud 2015

 

 

 

 

Comment se fait-il que notre planète soit si verte?

 

How the earth turned green - a brief 3.8 billion-year history of plants- Joseph E. Armstrong, The University of Chicago Press, 2014
How the earth turned green – a brief 3.8 billion-year history of plants- Joseph E. Armstrong, The University of Chicago Press, 2014

Car elle aurait pu être brun-vert, ou rouge, si d’autres algues que les algues vertes avaient conquis les mers puis les terres.

C’est une histoire fascinante que nous raconte l’auteur de cet ouvrage, celle des végétaux, des plus anciens, depuis les bactéries, jusqu’aux plus récents. Et cette histoire est très rarement racontée. La plupart des ouvrages qui traitent de l’histoire de la vie (*) traitent essentiellement de la vie des animaux. Les végétaux sont, au mieux, un décor. Les ouvrages qui incluent ou qui traitent de l’histoire des plantes et de leur évolution sont beaucoup plus rares. Cet ouvrage est l’un d’entre eux.

Et les obstacles qu’ont franchis les végétaux tout au cours de leur évolution sont largement aussi importants que ceux franchis par les animaux. Qui plus est, l’auteur commence cette histoire par la partie la moins racontée (tout au moins dans les ouvrages accessibles au grand public), à savoir celles des bactéries.

Comment et quand est-ce que la vie est apparue? Quels étaient les premiers mécanismes de la vie? Quelles sont les traces les plus anciennes que nous avons d’êtres vivants?  Quand est-ce que les bactéries eurent tellement pollué la planète (déjà à l’époque, mais le GIEC n’existait pas encore!) par leurs rejets d’oxygène qu’elles ont dû passer à une vie basée sur la respiration de ce gaz qui était un déchet? Comment se sont-elles débrouillées? Qu’est-ce qui a induit l’arrivée de cellules beaucoup plus grosses avec un noyau et des organites? Là encore, comment est-ce que cela s’est passé? Qu’est-ce qui a poussé certaines de ces cellules à grandir au point d’être visibles à l’oeil nu et d’autres à constituer les premières créatures multicellulaires? Quel a été le défi de la conquête des milieux côtiers? En quoi est-ce que des algues sont nettement mieux adaptées à ce milieu que des unicellulaires ou des colonies libres d’un petit nombre de cellules? Que sait-on de l’arrivée des végétaux sur terre ferme? Comment est-ce que cela s’est passé? Quelles sont les adaptations aux milieux côtiers en eaux douces qui ont aidé l’arrivée des premiers végétaux sur terre? Il y a encore bien d’autres épisodes fascinants dans cette histoire!

Dans tout ce parcours, la nature a sans cesse fait preuve de ses « bricolages géniaux ». Par exemple, la respiration aérobie (avec oxygène) est dérivée de la respiration anaérobie (sans oxygène) avec juste une étape de plus. Autre exemple, le renversement de chaînes métaboliques existantes a été essentiel pour l’apparition de la photosynthèse. Troisième exemple, comment s’est développé le cycle reproductif des végétaux terrestres (qui constitue un cycle entre une génération « haploïde » (i.e. dont les chromosomes ne sont pas dédoublés) et une génération « diploïde » (dont les chromosomes sont dédoublés)) a pu se développer à partir du cycle de reproduction des algues d’eau douce dont ils sont issus. Une fois encore, les exemples abondent.

Pour la petite et la grande histoire, les pigments verts des végétaux terrestres sont hérités des algues vertes qui ont conquis les littoraux. Ils sont optimaux sous quelques mètres d’eau quand une partie des composantes de la lumière sont déjà filtrées. Mais si les végétaux terrestres avaient développé leurs propres pigments photosynthétiques (au lieu d’hériter de ceux des algues vertes), ils auraient de fortes chances d’être noirs, pour bénéficier de toutes les composantes de la lumière qui arrivent jusqu’au sol. Est-ce que nous verrions cela comme tout aussi beau, je ne sais le dire.

L’auteur prend aussi grand soin d’expliquer « comment on sait ce qu’on sait ». Nous n’avons pas des traces fossiles de toutes ces étapes de la vie donc nous devons compléter ces derniers par d’autres outils. Aujourd’hui, l’analyse des codes génétiques des êtres vivants nous aide considérablement à définir les parentés. Mais cet outil n’est pas suffisant lui non plus. C’est là qu’entre en jeu une autre méthode éprouvée de la science: bâtir une hypothèse, examiner quelles sont ces conséquences et voir si ce qu’on observe correspond à ce qui devrait se passer si cette hypothèse était vérifiée. Dans le lot, d’innombrables hypothèses sombrent corps et bien. Mais elles ont pu être utiles à un moment donné pour en formuler d’autres qui tiennent mieux la route. Avec le temps, d’hypothèse en hypothèse, de vérification en vérification, ne subsistent que celles qui tiennent vraiment la route et qu’on finit par admettre comme étant établies. Mais si la plupart des ouvrages présentent ces derniers comme des faits, ils omettent de présenter ce qui a amené parfois plusieurs générations de scientifiques à cette conclusion. Quand on ne connaît pas cette part-là de l’histoire, le tout peut avoir une apparence un peu dogmatique. L’auteur s’efforce d’éviter cet écueil et c’est tout à son honneur.

En plus de tous ces niveaux de lecture, cet ouvrage en a un de plus, à mes yeux, à savoir celui de la contemplation et de l’émerveillement. Je suis profondément admirative de la richesse et de l’inventivité des mécanismes de la vie, y compris dans leur aspect de « bricolage » à partir de briques existantes. Cela me rend admirative de ce que sont les plantes et m’incite à poser sur elles un regard qui perçoit toute autre chose qu’un élément de décor dont on peut disposer comme d’une chose. En lieu et place, je perçois des êtres vivants extrêmement sophistiqués et dignes de mon plus grand respect. Cela m’attache à elles et m’incite à en prendre soin et à les protéger. C’est vrai que certaines plantes sont extrêmement précieuses pour nous, soit qu’elles nous nourrissent, qu’elles nous soignent, qu’elles nous émerveillent et nous accompagnent dans nos maisons et nos jardins ou encore qu’elles stimulent notre dimension spirituelle. Mais elles existent aussi pour et par elles-mêmes et cela aussi c’est important. Les accueillir pour cela aussi contribue à nous faire grandir intérieurement.

Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur: http://www.press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/H/bo16465693.html

Page web de l’auteur: http://biology.illinoisstate.edu/jearmst/armstr.htm

Publications scientifiques de l’auteur: https://scholar.google.com/citations?user=0vBTIB4AAAAJ&hl=en

(*) En voici un excellent exemple:

Le Livre de la vie,

Stephen Jay Gould, Peter Andrews et al.

Seuil, 1993