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Souffrance au travail, l’éléphant dans la pièce

Affiche "we can do it" de 1943
We Can Do It! de J. Howard Miller, 1943. Source: Wikipedia et Wikimedia

En plus du chômage, très important dans nombre de pays, une proportion importante des personnes qui ont un emploi en souffrent fortement, au point d’avoir besoin de médication, de vivre des burnout (« bore out », « brown out », etc.) à répétition et de voir leur vie fortement entravée sans pour autant trouver de piste de sortie.

La situation est documentée par certains acteurs, en particulier les sociologues et les psychologues du travail. Les faits sont clairs et le problème va croissant. Les médias en parlent de temps à autre. Mais rien ne change. En fait, les acteurs politiques et économiques nient jusqu’à l’existence du problème, nient l’existence d’une crise très importante même dans les pays qui vivent un chômage plus réduit qu’ailleurs et osent affirmer que si des personnes ont des difficultés, cela est dû à des difficultés et des faiblesses personnelles. Ce faisant, ils confirment les mécanismes de maltraitance et d’écrasement des personnes mis en lumière par les personnes mentionnées précédemment.

Autant ce problème est majeur pour un nombre croissant de professions, de personnes travaillant dans des entreprises et des institutions publiques, autant même les syndicats ne semblent pas s’être emparés de cette problématique et de lui avoir accordé l’importance qu’elle mérite. Le fait qu’elle touche particulièrement le monde des services et des institutions publiques, univers souvent moins syndiqués que d’autres domaines professionnels peut expliquer une partie de ce manque de prise en charge. Mais cela ne l’explique qu’en partie et cela ne résout rien.

Nombre de personnes s’efforcent de tirer leurpropre épingle du jeu. Certaines peuvent avoir assez d’astuce, de relations ou de chance pour réussir. Le sort des autres est nettement moins évident. En ce qui me concerne, même si je salue le fait qu’un certain nombre de personnes arrivent à s’en sortir et à trouver une situation plus satisfaisante pour elles, il me semble que, ce faisant, elles confirment le succès d’un des mécanismes d’oppression qui est mis en jeu, qui consiste à isoler les personnes les unes des autres et à faire croire que les problèmes qu’elles rencontrent sont des problèmes personnels, pas la résultante d’une volonté et de mécanismes d’oppression imposés à des centaines de millions de personnes.

Je crains que la situation ne changera pas tant que les personnes qui vivent ce genre de souffrance et la grande masse des personnes travaillant dans le monde des services ne se syndicaliseront pas massivement, quitte à créer de nouvelles institutions au passage si c’est nécessaire, et tant qu’elles ne s’uniront pas pour imposer cette problématique et exiger une humanisation de leurs activités professionnelles.

Comme modeste contribution à cette lutte qui doit encore être menée, voici des éléments de documentation que j’ai trouvé dans mes propres recherches, et qui pourront servir à d’autres. Les références qui figurent ci-dessous documentent le caractère de « mal de société » que représente aujourd’hui la souffrance au travail, ainsi que les mécanismes d’oppression qui sont à l’œuvre.

 

Vincent de Gaulejac 

  • Travail, les raisons de la colère, Points, 2015 (pour l’édition de poche)
  • Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Le Seuil, 2015
  • La société malade de la gestion : Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Points, 2009 (pour l’édition de poche)
  • Manifeste pour sortir du mal-être au travail, Desclée de Brouwer, 2012
  • La lutte des places, Desclée de Brouwer, 2014 (pour l’édition actuelle)
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Vincent+de+Gaulejac

 

Christophe Dejours

  • Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Points, 2014 (pour l’édition de poche)
  • TRAVAIL, USURE MENTALE, Bayard, 2015 (pour l’édition actuelle)
  • L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : Critique des fondements de l’évaluation, Inra, 2003
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Christophe+Dejours

 

Isabelle Méténier

 

Christelle Mazza

  • Harcèlement moral et souffrance au travail dans le service public : Spécificités du service public, Prévenir le risque psychosocial, Réparer et combattre le harcèlement moral, Analyse de cas pratiques, Puits Fleuri, 2014
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Christelle+Mazza

 

Marie Pezé 

 

Publications accessibles online

  

Articles de presse :

On a toujours besoin d’un beaucoup plus petit que soi

Les ouvrages de vulgarisation ou de synthèse qui traitent des êtres vivants sont nombreux. Mais tous les domaines n’y figurent pas à parts égales. Les ouvrages sont d’autant plus abondants qu’ils traitent d’êtres qui nous sont proches.

La littérature concernant les mammifères et les oiseaux abonde. Celle qui concerne les autres animaux est déjà plus réduite. L’essentiel de la littérature concernant les plantes est constituée de guides d’identification. Peu d’ouvrages traitent de leur biologie. Ceux qui le font vont traiter essentiellement des plantes à fleurs [1]. Trouver des ouvrages qui abordent la biologie des mousses et des hépatiques relève du parcours du combattant. Les ouvrages qui traitent de l’évolution des plantes sont encore plus rares et il faut prendre pas mal de temps pour arriver à en trouver [2]. Le domaine le plus mal couvert est celui des organismes unicellulaires (bactéries, protozoaires, algues unicellulaires, etc.).  On peut encore trouver des ouvrages universitaires qui décrivent leurs mécanismes, mais les synthèses qui traitent de leur évolution, de leur place dans le vivant sont très difficiles à trouver, même en langue anglaise.

 

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Marc-André Selosse; Jamais seul; Actes Sud, 2017

En 2017, Marc-André Selosse, professeur de responsable de l’équipe « Interactions et évolution végétale et fongique » au sein du Muséum national d’histoire naturelle à Paris (et également actif dans un certain nombre d’autres université, cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marc-André_Selosse ) a publié « Jamais seul » aux éditions Actes Sud [3].

Dans cet ouvrage, il nous parle des relations entre les êtres unicellulaires au sens large (il y inclut les champignons et les levures) avec le reste du vivant (végétaux, animaux en général, êtres humains en particulier). Il termine par les écosystèmes, le climat ainsi que nos propres pratiques culturelles et alimentaires. Il y montre combien nous vivons tous dans des symbioses avec des derniers, sans lesquelles, la plupart du temps, nous ne pourrions pas vivre (ou alors avec d’extrêmes difficultés). Il montre combien ces symbioses sont profondes, nous changent et combien elles ont aussi changé les êtres avec qui nous sommes en symbiose. Dans une postface, le célèbre botaniste Francis Hallé liste tout ce que lui-même y a appris et la liste est impressionnante !

Parmi une foule de choses, citons, par exemple :

  • Les plantes multicellulaires (descendantes d’algues vertes lacustres) n’ont pu conquérir l’air libre et les continents qu’après avoir conclu une association avec des champignons.
  • Dans une forêt un arbre est associé avec des centaines de champignons différents, qui peuvent eux-mêmes être associés avec de très nombreux arbres. C’est cela qui donne « l’internet des forêts » cher à Peter Wohlleben.
  • Les champignons et les bactéries qui sont en fusion avec un arbre ont une action à distance sur la capacité de ses feuilles à résister à toutes sortes d’agressions
  • L’élagage des branches mortes des arbres est dû à certains champignons
  • La dégradation des sols vient de ce que la fertilisation artificielle fait disparaître les champignons, levures et bactéries qui sont en symbiose avec les plantes. De ce fait, ces dernières ne trouvent plus naturellement ce dont elles ont besoin est c’est la fuite en avant !
  • L’hyper diversité des forêts tropicales est due au fait que l’arrivée d’un arbre d’une espèce favorise fortement ses pathogènes dans le sol, ce qui fait que, à proximité, les arbres des autres ont notablement plus de chances de pouvoir s’implanter.
  • Peut-être plus connu : si une vache mange beaucoup d’herbe, elle est en fait totalement incapable de s’en nourrir. Ce dont elle se nourrit, c’est des bactéries qui digèrent une partie des substances contenues dans ces dernières.
  • Ensiler du foin dans des balles en plastique induit une prédigestion par des bactéries qui facilite le travail du microbiote des vaches qui vont ensuite s’en nourrir.
  • Aucun animal herbivore n’est à 100% végétalien. Même une vache mangera le placenta de son petit après avoir mis bas. Les cervidés ne dédaignent pas compléter leur ordinaire avec un oisillon qui leur est accessible. Les très rares exceptions sont des « plantanimaux » de petite taille comme certaines hydres lacustres, qui vivent en fusion avec des algues et dont l’appareil digestif dégénère.
  • Le microbiote digestif avec lequel les animaux vivent en symbiose a un impact sur notre humeur et nos réactions, et cela peut se démontrer expérimentalement.
  • Un nouveau-né humain met à peu près trois ans à avoir un microbiote stable et efficace. Autrement dit, cela nous prend plus de temps que la marche.
  • Notre propre microbiote digestif, sans lequel nous aurions toutes les peines du monde à vivre est celui d’un omnivore. En tant que tel, il est significativement moins riche que celui des herbivores et aussi significativement plus riche que celui des purs carnivores. Nous partageons cette caractéristique avec les chimpanzés et les bonobos.
  • Certaines maladies, dont le diabète et le surpoids, sont associées à un microbiote particulièrement appauvri. Dans le cas du surpoids, ce dernier a également pour effet de changer les signaux envoyés au cerveau. La sensation de satiété est estompée ou disparaît, et est remplacée par un signal qui induit une faim permanente, ainsi qu’une attirance vers des nourritures qui tendent à entretenir le surpoids et à favoriser le microbiote qui s’est installé.
  • Lors du passage de la chasse cueillette aux premières formes d’agriculture, les humains ont perdu plus de 15 centimètres de hauteur et ont vu leurs problèmes de santé exploser.
  • À l’état sauvage, la plupart des plantes dont nous nous nourrissons aujourd’hui comportent des toxines très puissantes qui les rendent difficilement mangeables et qui expliquent les problèmes de santé dont ont souffert nos ancêtres.
  • Il a fallu des millénaires pour sélectionner à partir de ces variétés sauvages de nouvelles variétés qui ne comportent plus ou presque les toxines qui les rendaient si dangereuses auparavant. Nos ancêtres ont réussi ce tour de force sans rien connaître à la microbiologie, par une approche purement empirique.
  • Le problème de la conservation tout au long de l’année des produits de l’agriculture était tout aussi vital. La fermentation a joué un rôle particulièrement important dans ce domaine. Là encore, il a fallu des millénaires pour arriver à notre niveau actuel de maitrise, et l’essentiel de ce travail s’est fait sans que nos ancêtres connaissent quoi que ce soit à la microbiologie. Empiriquement, ils ont sélectionné des souches de germes et de levures qui ont évolué avec nous et, en retour, nous avons évolué avec elles.
    • Par exemple, la fabrication de fromages était une manière de réduire drastiquement la proportion de lactose dans le lait et de le rendre digeste pour nos ancêtres (qui ne pouvaient pas le métaboliser).
    • La production de bière ou de vin était une des manières de s’assurer d’avoir à portée de main une boisson sans danger, avant que l’on comprenne que faire bouillir de l’eau avait le même effet.
    • La fabrication de pain au levain assurait de pouvoir conserver et consommer le blé pendant une certaine période tout en évitant que d’autres germes beaucoup moins sympathiques ne s’y installent.
  • L’alimentation humaine a des points communs avec celle des fourmis Atta et celle de termites qui cultivent d’énormes souches de champignons dont elles se nourrissent collectivement. Nous faisons de même avec tous nos produits fermentés. Dans les trois cas, cela revient à sortir de soi une partie du microbiote utilisé pour la digestion et à l’utiliser collectivement.

Et il y en a encore de nombreuses autres choses passionnantes, dans cet ouvrage. Par exemple l’influence de certains cycles impliquant les unicellulaires sur le climat et l’apparition de périodes glaciaires.

C’est peut-être aussi parce qu’il traite d’un sujet très rarement abordé, mais lire cet ouvrage a pour moi été une source constante d’étonnement et d’émerveillement. J’ai un peu mieux mesuré à quel point les êtres vivants multicellulaires, nous y compris, sommes si profondément en symbiose avec les bactéries, champignons et levures que nous accueillons que nous aurions toutes les peines du monde à vivre sans ces derniers.

Ceci dit, cet ouvrage met également en lumière des enjeux beaucoup plus concrets qui ont un impact direct sur notre vie d’aujourd’hui :

  • L’agriculture industrielle a des effets catastrophiques sur les sols et nous avons tout intérêt à y mettre le holà dans les meilleurs délais, sans quoi nos sols ne pourront plus rien produire.
  • Nous sommes devenus extrêmement dépendants de variétés de plantes que nous avons adaptées à notre biologie. Si, pour quelque raison que ce soit, la culture de ces variétés ne fonctionnait plus, l’humanité serait face à un problème majeur.
  • L’ultra-hygiénisme dans lequel nous vivons actuellement a des conséquences très négatives sur notre système immunitaire et sur le microbiote avec lequel nous vivons. Nous devons rétablir une forme de « saleté propre » qui rétablit l’équilibre dont nous avons besoin pour vivre en bonne santé.
  • Il est nécessaire de prendre en compte l’influence de notre microbiote dans un certain nombre de problèmes de santé, point qui est souvent oublié par des professionnels.
  • L’être humain n’est pas un « herbivore dévoyé », contrairement à ce que prétendent certains. Nous sommes biologiquement des omnivores et notre corps a besoin d’une petite proportion de substances qui, dans la nature, sont d’origine animale. Le régime crétois fonctionne très bien. Un régime végétarien bien étudié peut aussi bien fonctionner. Mais un régime végétalien implique nécessairement le recours à des compléments. À ce titre, il ne peut pas se pratiquer simplement en changeant de livres de recettes et en imaginant que tout va bien se passer. Il impose d’étudier en profondeur la nutrition et de comprendre comment il faut compléter un tel régime. Le recours à un médecin nutritionniste spécialisé est plus que recommandé.

La lecture de cet ouvrage m’a appris d’innombrables choses et m’a ouvert les yeux sur de nombreux « mécanismes » fascinants des écosystèmes et des êtres vivants, nous y compris. Je ne peux que vous la recommander vivement.

 

[1] Un bon exemple est : S. Meyer, C. Reeb, R. Bosdeveix, Botanique, biologie et physiologie végétale ; Maloine ; 2013

[2] Voir, par exemple :

Jospeh E. Armstrong ; How the earth turned green – A brief 3.8 billion-year history of plants ; University of Chicago Press ; 2014

J. Willis, J. C. McElwain ; The evolution of plants (second edition) ; Oxford University Press ; 2014

[3] Marc-André Selosse ; Jamais seul : ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations ; Actes Sud ; 2017

 

 

Sommes-nous assez doués ?

Au début de l’année 2016, l’éthologue Frans de Waal publiait « Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are? » [1]. Pour une fois, la traduction française n’a pas tardé [2]. Dans ce texte, Frans de Waal fait un point de situation de la « cognition évolutive », i.e. de l’étude scientifique des capacités cognitives des différents animaux (humains inclus), en partant de la situation à la fin du 19e siècle à la situation actuelle.

 

Photo de couverture de l'ouvrage de Frans de Waal
Frans de Waal; Are we smart enough to know how smart animals are?;

Après avoir introduit son sujet, il traite du tabou qui a bloqué ce domaine durant de nombreuses décennies depuis le début du 20e, tabou incarné par l’école de psychologie comportementaliste (behavioriste) pour laquelle il était impensable d’imaginer qu’un animal puisse désirer quelque chose, avoir des plans, des émotions, etc. Pendant de nombreuses années, toute personne qui tentait d’aborder même scientifiquement ce sujet a été mise au pilori de la société scientifique mondiale. La situation n’a commencé à changer qu’au début des années 70, grâce aux travaux des pionniers du domaine, qui ont démontré que les choses n’étaient pas si simples et que l’approche comportementaliste pure était bardée de contradictions et d’incohérences. En fait, elle était une idéologie déguisée sous des oripeaux scientifiques, son seul but étant de préserver la singularité et la séparation des êtres humains par rapport aux autres animaux. Il décrit la lutte des éthologues contre ce courant et la manière dont ils ont progressivement accumulé des preuves issues tant de l’observation de terrain que d’expérimentation contrôlées qui démontraient que de très nombreux animaux ont de solides capacités cognitives, que ces dernières sont accessibles, étudiables et démontrables, pour autant qu’on se donne la peine de construire des expériences qui font du sens dans le contexte de ces animaux.

Dans les chapitres qui suivent, il traite de l’apprentissage, du langage, de la mémoire, de l’empathie, de la capacité de coordination entre individus (pour obtenir des choses qu’ils ne peuvent obtenir seuls), du sens de la justice, du sens politique et des luttes de pouvoir, des liens sociaux qui ne se réduisent pas à ces luttes de pouvoir, de la capacité de se projeter dans le passé et dans l’avenir, dans l’esprit de l’autre, de la fabrication et de la conservation des outils, de la conscience de soi et des autres, du conformisme aux normes du groupe, de la capacité de reconnaître les autres individuellement, et de plein d’autres sujets annexes. Il traite de ces différents thèmes en sortant du cadre des seuls grands primates (humains, chimpanzés, bonobos) pour parcourir l’ensemble de ce que nous avons appris de bien d’autres animaux (perroquets, loups, chiens, éléphants, dauphins, corvidés, poulpes, etc.). Il le fait en montrant l’évolution qui s’est produite sur ces différents thèmes depuis la fin du 19e, jusqu’à aujourd’hui, en passant par la « sombre époque » du behaviorisme, tout en montrant ce qui a permis de débloquer les choses. Il rend hommage aux pionniers du domaine et à tous ces collègues avec qui il a contribué à faire fondamentalement avancer notre connaissance de la cognition évolutive chez les animaux, humains compris.

Les conclusions sont que dans de nombreux domaines, certains animaux sont plus doués que nous, pour autant qu’on prenne la peine de faire des tests sensés pour eux et qui permettent réellement de comparer humains et les autres animaux. Par exemple, une expérience est complètement biaisée quand elle étudie la reconnaissance des visages chez les humains et les grands primates, si on demande à ces derniers de reconnaître des visages d’humains plutôt que ceux de leurs congénères, si on teste des enfants gentiment posés sur les genoux de leurs parents, en expliquant tout aux uns et aux autres (et en ayant une attitude chaleureuse envers ces derniers), alors que les chimpanzés sont enfermés dans des cages, dans un environnement stérile, et qu’ils ont face à eux des masques froids et distants. Dans les domaines où nos capacités sont meilleures, pensons au langage, la différence est une différence de degré pas de nature. Par ailleurs, nombre de ces capacités sont préverbales et peuvent apparaître chez des animaux qui n’ont pas de langage, comme les poulpes. Il y a de nombreuses autres conclusions tout aussi fascinantes dans cet ouvrage.

L’état de l’art de la cognition évolutive aujourd’hui est tel qu’aucun scientifique ne peut plus tenir de manière crédible la position des behavioristes d’antan. Les chercheurs d’aujourd’hui se divisent en « sceptiques » et en « défenseurs » de la cognition animale, Frans de Waal reconnaissant clairement qu’il se situe dans ce dernier groupe. Il ajoute également que les sceptiques les aident à progresser en posant des questions qui les défient et les poussent à aller toujours plus loin.

Là où la situation est problématique, c’est que si les scientifiques ont fait des progrès immenses depuis les années 70 et ne peuvent plus tenir de manière crédible la position qui affirme un abîme entre les humains et les autres animaux, nombre de personnes qui font partie des « humanités » (philosophes, journalistes, etc.) sont restées sourdes à cette évolution. Frans de Waal cite par exemple le cas d’un débat, où il a été confronté à un philosophe qui affirmait qu’aucun chimpanzé n’allait jamais risquer sa vie pour en sauver un autre qui serait tombé à l’eau. A cette occasion, Frans de Waal avait dû à plusieurs reprises affirmer que, au contraire de que prétendait le philosophe en question, les scientifiques ont été témoin de nombreux cas où cela s’est produit, certains ont été filmés, et où le sauveteur a parfois perdu sa vie pour en sauver une autre, les chimpanzés ne sachant pas nager et en ayant parfaitement conscience. En plus d’être très rigides dans leurs croyances, ces sceptiques d’un autre âge ont ceci de particulier qu’ils se permettent de prononcer des affirmations très hasardeuses au sujet d’animaux dont ils ne connaissent strictement rien, comme si leur statut leur permettait d’affirmer tout et n’importe quoi sans conséquence.

En fait, leur but est de maintenir coûte que coûte cet abîme entre nous et les autres animaux, comme si le monde allait s’écrouler le jour où nous admettons enfin que tel n’est pas le cas. Ce qui changera clairement quand nous cesserons, collectivement, de nous poser en roitelets et que nous admettrons que nous ne sommes pas séparés des autres êtres vivants, c’est que nous ne pourrons plus agir en disposant de ces derniers comme des choses que nous sommes libres de traiter à notre guise et selon notre bon plaisir.  Très clairement, l’enjeu est immense. Mais ce qui me frappe, c’est que, dans le portrait que dessine Frans de Waal, ceux qui refusent le plus ce changement ne sont plus les scientifiques spécialistes du comportement animal, mais tout une arrière-garde « d’humanistes » bloqués dans une vision devenue intenable de l’être humain et que ces derniers continuent à diffuser jour après jour leurs préjugés via les médias, l’éducation, la scène politique, etc. Combien de temps est-ce que ce front du refus va pouvoir continuer à faire barrage ?

En d’autres termes, si nous sommes finalement assez doués pour comprendre au moins un bout de ce dont sont capables les autres animaux, combien de temps allons-nous laisser nos préjugés nous aveugler?

 

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Frans de Waal; sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux?

[1] Frans de Waal, Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are?, WW Norton & Co; 2016

[2] Frans de Waal, « Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? », LES LIENS QUI LIBERENT; octobre 2016

L’éthique et le papillon

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Counselling service for women, source Wikimedia Commons

 

Déterminer quand nous devons aider un autre être et quand nous devons prendre soin de nous abstenir de toute intervention est une question éthique qui traverse toutes nos existences. Elle est fort joliment illustrée par une chronique de la nonne zen Joshin Luce Bachoux qui confronte un maitre bouddhiste a un papillon en train d’éclore (1). Alors qu’il assiste à la sortie de chrysalide d’un papillon, le maitre décide d’intervenir pour l’aider et lui faciliter la vie. Il fait un geste pour achever le mouvement en cours et contribue à le sortir de son cocon. Mais, quelle n’est pas sa déception quand le maitre constate avec dépit que le papillon est incapable de déployer et d’utiliser une de ses deux ailes, qui reste collée. Le maitre en déduit que son action a apporté beaucoup plus de mal que de bien.

Savoir quand il convient d’aider un autre être est une thématique qui a fait et qui continue à faire l’objet d’une abondante réflexion. En particulier, c’est un thème central du code éthique des professions qui se chargent de toutes formes d’assistance, de conseils, de soins, etc.

D’une manière ou d’une autre, la plupart de ces codes ont pour principe le respect de l’autonomie de la personne, de ne prêter assistance a l’autre que si ce dernier en fait explicitement la demande, et de ne répondre à cette dernière que si la demande est acceptable pour la personne qui reçoit la demande (2).

Malgré toutes ces belles intentions, le problème demeure et il est particulièrement aigu dans les cas, nombreux, qui se situent aux limites.

  • Que faire quand aucune demande n’est formulée, en particulier quand la personne n’est pas en mesure d’en formuler une ? Et qui juge que tel est le cas ? Sur quelle base?
  • Que faire quand les valeurs de la personne aidante et celles de la personne en demande sont en conflit ?

Que faire, par exemple, quand une personne est blessée, mais inconsciente et donc incapable de demander de l’aide ?

Que faire quand c’est un animal qui est blessé ?

Que faire face à une personne très âgée, qui est devenue complètement désorientée et dépendante de l’assistance qu’on lui fournit, qui néanmoins affirme aller très bien et qui refuse de quitter son domicile ? Que faire quand le proche aidant qui l’accompagne est complètement épuisé ?

Que faire face à cette même personne très âgée, si elle est en demande de suicide assisté, alors même qu’elle ne souffre d’aucune maladie incurable ? Et que faire de l’avis de son ou ses proches aidants s’ils divergent du sien ? Est-ce qu’un médecin est en droit de refuser une telle assistance si elle contrevient à sa vision (d’aucuns diront ses préjuges) religieuse?

A-t-on le droit de donner des cours de nutrition saine et d’éducation a la santé dans les écoles, quand ces derniers peuvent entrer directement en conflit avec les valeurs, les comportements et les commandements de certaines familles ?

Les cas sont innombrables et parfois très complexes. Ils font l’objet de nombreuses annexes aux codes éthiques, voire de codes spécialisés dans certaines thématiques. Les conflits pouvant être extrêmement vifs, il n’est pas rare que la justice et la jurisprudence s’en mêlent. Le cas de l’assistance au suicide illustre bien cette situation qui s’étend a de nombreuse es autres situations.

Qu’il s’agisse d’actes imposés ou refusés à une personne, les risques de comportements inappropriés, voire de maltraitance sont majeurs. Les risques de conflit (tout aussi vifs) au sujet de ces mêmes actes sont très importants.

C’est une thématique dans laquelle les sociétés humaines avancent à tâtons, avec beaucoup de difficultés, de manières souvent divergentes et en étant violemment confrontées aux préjugés et aux convictions des uns et des autres. Je n’ai pas plus de réponses définitives et universelles à ces questions que les autres personnes qui ont travaillé et travaillent sur ce sujet. J’ai moi aussi mes valeurs et mes choix éthiques qui font que j’ai une place bien précise sur cet échiquier. Tout ce que je peux proposer, c’est de prendre grand soin de rester ouverte et à l’écoute de l’autre, de son ressenti, de sa souffrance et des multiples niveaux de ce qu’il ou elle exprime, que ce soit verbalement ou pas.

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Jospin Luce Bachoux, Tout ce qui compte en cet instant

(1) Luce Joshin Bachoux, Regarder naitre un papillon, Tout ce qui compte en cet instant – le journal de mon jardin zen, Desclé de Brouwer, 2009

(2) Voir, par exemple:

 

 

 

 

De l’importance des doryphores en matière d’éthique

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Un doryphore, source Wikimedia Commons

Les préoccupations éthiques sont importantes pour de nombreuses personnes. Pour une majorité d’êtres humains, se conformer aux règles du groupe auquel ils appartiennent suffit (1). Certains n’ont même pas cette préoccupation. D’autres sont considérablement plus exigeants avec eux-mêmes.

Pour ces personnes, il est essentiel de tout faire pour ne pas faire de mal aux autres humains, voire aux autres êtres tout court. Ces personnes se préoccupent de stimuler la vie et d’accompagner son développement, chacune a sa façon.

Mais être fidèle à cette exigence intérieure est souvent plus difficile qu’il n’y parait. Nos actions ont des conséquences à moyen et à long terme qu’il n’est pas toujours aisé de discerner. Avec la meilleure volonté du monde, nous pouvons nous tromper et mal comprendre une situation et ses enjeux. Même les êtres qui ont les plus hautes exigences éthiques ont leurs limites, qu’il s’agisse de leurs aprioris culturels, de leurs valeurs, de leurs préconceptions, ou tout simplement de leur besoin de sécurité et de se protéger.

Les difficultés sont parfois plus cachées, ou faciles à ignorer pour des personnes qui ne sont pas sans cesse confrontées aux contraintes de leur environnement matériel. Dans l’une de ses chroniques (2), la nonne bouddhiste zen Joshin Luce Bachoux nous rappelle que la simple culture de notre nourriture nous demande de sacrifier d’autres êtres pour pouvoir nous nourrir.

Dans cette chronique, elle nous rappelle que, pour porter ses fruits, la culture d’un jardin potager implique l’élimination de nombreux insectes (voire des petits rongeurs) qui mangent voracement les plantes que nous entendons cultiver à notre profit. C’est ainsi que, pour avoir des pommes de terre, il faut commencer par tuer tous les doryphores qui s’y attaquent. Aller les acheter au magasin ne fait que déléguer cet acte à d’autres.

En d’autres termes, il ne suffit absolument pas d’être végane pour ne faire aucun mal aux autres êtres vivants. Nous devons tuer des animaux pour faire pousser les plantes et les champignons dont nous entendons nous nourrir. Par ailleurs, ces mêmes plantes et champignons n’ont pas voix au chapitre et sont considérées comme des nourritures légitimes même par les personnes véganes (3). La seule manière d’arriver à ne nuire à aucun être vivant est de ne pas naître. Mais aussitôt que nous vivons, notre simple survie implique que d’autres êtres meurent, et nous devons trouver une manière de vivre avec cette part de la réalité.

Certains vont essayer de vivre le plus simplement et le plus frugalement possible, pour que l’empreinte de leurs pas sur cette terre soit la plus légère possible. Ils vont néanmoins devoir faire avec les contraintes de la société qui les entoure.

Il faut aussi noter que même les peuples dits « premiers » qui vivent très frugalement et d’une manière infiniment plus harmonieuse avec la nature que ne le font les sociétés technologiques, ont aussi des moments de très grandes fêtes communautaires durant lesquelles une quantité considérable de ressources sont consommées (4). Ceci nous indique aussi que nous devons faire avec ce que c’est que d’être un être humain et que très rares sont les personnes qui peuvent vivre une existence de parcimonie extrême sans la rompre au moins de temps à autre.

Prendre soin de la vie et d’autres êtres constitue pour les personnes qui s’engagent dans cette voie, une manière d’agir encore plus importante que la simplicité et la frugalité (pour autant qu’elles aient assez de succès à leurs propres yeux). Elle leur donne la satisfaction de ne pas vivre en vain et, indirectement, la conscience que les êtres qui sont morts pour qu’elles-mêmes vivent ne sont pas non plus morts en vain.

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Jospin Luce Bachoux, Tout ce qui compte en cet instant

(1) Kohlberg, L. (1964). Development of moral character and moral ideology. In M. L. Hoffman & L. W. Hoffman (eds.), Review of child development research (Vol. I, pp. 381-431). New York: Russell Sage Foundation

A lire avec:

Gillian, C. (1993). In a different voice: Psychological theory and women’s development. Cambridge, MA: Harvard University Press

(2) Luce Joshin Bachoux, Le doryphore et nous, Tout ce qui compte en cet instant – le journal de mon jardin zen, Desclé de Brouwer, 2009

(3) Il faut quand même noter que plus nous consommons directement des végétaux et des champignons, moins nous avons besoin de surface pour satisfaire nos propres besoins et plus il y en a pour les champignons, végétaux et animaux sauvages. Encore faut-il que la population humaine cesse d’exploser, voire se réduise notablement.

(4) Dans certaines cultures, on parle de « poltlatch », cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Potlatch_(anthropologie)