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Surdouance : Dabrowski et la désintégration positive enfin accessibles en français

L’ouvrage «La formation de la personnalité par la désintégration positive» de Kasimierz Dabrowski a été réédité en français en 2017, sur la base d’une nouvelle édition en langue anglaise de 2015. Par ailleurs une introduction a ses travaux a également été publiée en français au début de cette année.

Photo de Kasimierz Dabrowski
Kasimierz Dabrowski Source: https://positivedisintegration.com

Il existe une petite littérature en langue française sur les personnes « surdouées », « HP », « surefficientes mentales », « zèbres », etc. Elle est beaucoup tournée vers les enfants, il y a aussi quelques ouvrages concernant les adultes. Cette littérature a déjà été présentée, au moins en partie et pour les ouvrages qui parlent des parcours de vie des personnes adultes dans d’autres articles de ce blog. Elle a le mérite d’exister, de sortir de la pathologisation, du risque de faux diagnostics et de décrire certains éléments de base du parcours de vie de nombreuses personnes concernées. Elle en a déjà aidé un certain nombre qui ont pu en profiter pour continuer leur chemin de manière plus libre et plus créative.

Psychologue, psychiatre, médecin, écrivain et poète, Kasimierz Dabrowski est né en 1902 à Klarów en Pologne. Il sera très vite confronté à la mort, quand, à 6 ans, il voit mourir une de ses petites sœurs de 3 ans. Il y sera confronté à nouveau durant la Première Guerre mondiale quand il sera témoin d’une bataille juste à côté de chez lui. Il y sera encore confronté durant ses études, quand son meilleur ami se suicide. Ces morts ont suscité chez lui un très grand questionnement existentiel. Après la mort de son meilleur ami, il choisit de se réorienter et d’abandonner la carrière de musicien à laquelle il se préparait pour entreprendre des études de médecine, puis de psychiatrie. Il dépose une thèse sur le suicide à l’université de Genève en 1929. Il continue à voyager en Autriche, en France, aux États-Unis, en Suisse et en Pologne. Il y fondera un institut d’hygiène mentale en 1935. Ce dernier sera fermé par l’occupant allemand, mais il continuera ses activités clandestinement, tout en protégeant de nombreuses personnes, sous le couvert de travaux sur la tuberculose. Il sera emprisonné par les allemands, mais sa femme obtient sa libération. Les ennuis continueront pour lui avec l’occupation soviétique qui voit en lui un suspect. Il finira par être réhabilité et obtiendra à nouveau le droit d’enseigner et de voyager.  Il partira alors en Amérique du Nord où il rencontrera, entre autres Abraham Maslow et d’autres humanistes de l’époque et finira par s’installer à l’université d’Alberta. En 1964, Il traduit du polonais et publie en anglais «Positive disintegration». Une première édition de « Personality shaping through positive disintegration » suivra en 1967, toujours sur la base de ses travaux en langue polonaise. « Psychoneurosis Is Not an illness » suivra en 1970. Il continuera ses travaux en Alberta presque jusqu’à sa mort. En 1979, il rentre en Pologne. Il y meurt en 1980. Une bibliographie de ses publications est disponible sur internet [1].

Kasimierz Dabrowski a laissé une école très active en Amérique du Nord, qui a un impact significatif dans l’éducation des personnes surefficientes mentales, et dont nombre de publications sont disponibles auprès de l’éditeur Great Potential Press [2]. Même s’il avait été traduit en français à la fin des années 60 et au début des années 70, il n’a pas eu dans cette langue l’écho que ses travaux méritaient. En 2015, « Personality shaping through positive disintegration » a été réédité en langue anglaise [3] après un important travail de reprise des manuscrits de l’époque qui avait pour but de rendre lisible et compréhensible un texte écrit avec un vocabulaire qui n’a plus cours aujourd’hui.

Au début de l’année 2017, les éditions Pilule Rouge ont sorti la traduction française de cet ouvrage [4]. Il a été créé en partant de la traduction anglaise révisée plutôt que des documents de l’époque. Presque simultanément, la psychothérapeute Patricia Lamare a publié une introduction à ses travaux en langue française [5]. Voilà une belle synchronicité !

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Patricia Lamare; La théorie de la désintégration positive; CreateSpace Independent Publishing Platform 2017

C’est difficile de présenter en quelques mots la vision de Kasimierz Dabrowski sur le parcours de vie des personnes HP. Sa description est totalement atypique, riche, originale, féconde, complexe, dynamique, mais aussi enrobée dans un vocabulaire qui n’a plus cours et qui aurait gagné à être fluidifié. Vous en trouverez une belle description dans l’ouvrage de Mme Lamare.

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Kasimierz Dabrowski; La formation de la personnalité par la désintégration positive; Editions Pilule Rouge; 2016

Ce qu’il est possible de dire en résumé, c’est qu’il a mis le doigt sur un certain nombre d’éléments clefs dont je n’ai trouvé aucune description ailleurs (ou alors chez des personnes qui ont connaissance de ses travaux) et dont je ne peux que reconnaître la pertinence pour ma propre vie.

  • Il a décrit cinq formes de « surexcitabilités » que vivent les personnes surefficientes mentales, dans les domaines cognitif, émotif, imaginatif, moteur et sensoriel. Elles correspondent à des niveaux de sensibilité ou de capacité considérablement plus intenses que celles du reste des êtres humains dans ces mêmes domaines. Il ne se focalise pas sur la seule dimension cognitive, loin de là et met en valeur l’ensemble de ces dimensions. L’écrivain Ray Brabury peut être un bon exemple ce que c’est que d’être une personne avec, entre autres, une très grande surexcitabilité imaginative [6].
  • Le développement des personnes est « asymétrique », en ce sens que, dans de très nombreux cas, leurs capacités dans les domaines cognitif, imaginatif, émotionnel, moteur et sensoriel ne sont pas identiques. Par exemple, une personne peut avoir de fortes surexcitabilités cognitives, émotives et imaginatives, tout en ayant de moindres capacités dans les autres.
    • Les personnes perçoivent cette asymétrie, et leur moindre capacité dans certains domaines peut être une source de grande souffrance, qu’elles vont devoir intégrer.
    • En ce qui concerne les enfants, cette asymétrie touche aussi leur capacité de jugement. C’est ainsi qu’un enfant pourra à la fois faire preuve de grandes prouesses, par exemple, dans le domaine cognitif ou artistique, tout en faisant preuve d’une autonomie ou d’une capacité de jugement en retard sur celle des autres enfants du même âge. C’est une source de désarroi pour l’entourage (parents, proches, enseignants), mais aussi pour l’enfant lui-même qui la perçoit et qui peut se sentir en grande détresse.
  • Le potentiel de développement n’est pas identique chez tous les humains. L’environnement peut jouer un rôle stimulant ou au contraire inhibiteur. Les surexcitabilités des personnes vont les pousser à sortir des normes de leur environnement pour trouver un terrain d’expression approprié. Mais il y a aussi une dimension plus mystérieuse (que Dabrowski a baptisé du nom peu parlant de « troisième facteur ») qui pousse certaines personnes à « grandir encore et toujours » (quel que soit le nom qu’elles mettent dessus) alors que d’autres ressentent moins ce besoin. Les humanistes y verraient peut-être le potentiel d’actualisation cher à Maslow et à Rogers. D’autres y verront d’autres choses encore. Mais l’essentiel est que le fait demeure.
  • Que ce soit dans la continuité de leurs parents ou dans la promotion sociale, les sociétés humaines programment leurs enfants à s’insérer en leur sein en respectant les règles existantes sans les remettre en cause. Or les personnes surefficientes mentales sont incapables de ce conformisme. Leurs surexcitabilités, leur conscience de l’écart entre là où elles en sont à un moment donné avec là où elles aspirent à être, leur conscience de ce qu’est la société qui les entoure par rapport à ce qu’elle devrait être et leur potentiel de développement atypique vont inexorablement les pousser à sortir des rails qui sont prévus pour elles.
  • Les premières crises de remise en question ont le plus souvent des causes extérieures. La mort est un facteur déclenchant fréquent, mais il peut y en avoir bien d’autres. Naître et grandir dans une famille abusive peut en être un, tout comme naître et grandir gay, lesbienne, bi, trans ou intersexe dans un environnement familial qui nie l’existence de ces manières d’être au monde. Et il y en a tant d’autres. Ces événements vont précipiter les personnes dans des crises existentielles extrêmement profondes, qui peuvent les amener au bord de la mort. Mais, dans la mesure où elles sont capables de les traverser avec succès, elles en sortent grandies. Si tel n’est pas le cas, elles peuvent se retrouver dans des parcours de vie très lourds, dans lequel leur part d’ombre va s’exprimer de nombreuses manières.
  • Dans la vie des personnes surefficientes, les crises de croissance vont se succéder. Le moins que l’on puisse dire est que c’est rude à vivre. Mais elles vont passer d’une situation dans laquelle, elles faisaient face comme elles pouvaient à une situation qui les dépassait, un peu comme une personne qui se retrouve à l’eau sans savoir nager, à une autre dans laquelle elles sont conscientes de ce qui se passe, dans laquelle elles peuvent agir délibérément, prendre en main leur chemin et avancer résolument. Certaines arrivent à un moment où elles sont capables de percevoir d’elles-mêmes les pistes de croissance et où elles sont assez solides pour prendre le risque de se mettre délibérément en déséquilibre pour en profiter et continuer leur chemin. Camille Lamarre symbolise ce chemin comme un parcours dans une chaîne de montagnes, ce qui me paraît assez juste.
  • Chemin faisant, les personnes vont être de plus en plus conscientes de qui elles sont, de ce qu’elles ressentent, de ce qui est juste et désirable à leurs yeux. Elles auront développé une éthique personnelle, elles seront en mesure de l’assumer et de l’affirmer, ceci quitte à devoir s’opposer à la société qui les entoure.
  • Ceci signifie qu’il existe des mal-adaptations à une société qui, contrairement à la vue habituelle, sont en fait des signes de santé mentale, de lucidité, d’intégrité et de justesse. Le savoir ne rend pas la vie plus facile, mais en avoir conscience peut néanmoins mettre du baume au cœur pour les personnes surefficientes qui se trouvent dans cette situation.
  • Une autre conséquence est que, toujours contrairement à la vue habituelle, la santé mentale n’est pas l’absence de trouble ou de souffrance. Bien au contraire, certaines crises sont indispensables et elles doivent être traversées pour grandir, et ceci même si elles mettent la personne dans un état de très grande détresse. En fait, un état de trop grande adaptation peut simplement être le signe que la personne est incapable d’entreprendre ce chemin, et qu’elle reste l’objet des déterminismes de son entourage. Ou pire encore, il s’agit d’un-e sociopathe ou d’une autre forme de personne incapable d’empathie dont l’humanité souffre tant, mais que les sociétés humaines révèrent et favorisent.
  • Dabrowski rythme le parcours des personnes en décrivant cinq étapes de développement, cinq niveaux de personnalité, en partant du premier (sous le nom « d’intégration primaire ») qui décrit une personne qui se contente d’être le jouet des déterminismes sociaux qui l’entoure jusqu’au niveau cinq (sous le nom « d’intégration secondaire ») qui décrit une personne complètement dégagée de ces déterminismes, qui a fait le chemin nécessaire pour se déployer pleinement en tant qu’être humain dans toutes ses dimensions, à commencer par l’empathie, le souci et le soin des autres et de la Terre Mère. Ce chemin de développement est tout sauf égotique.
  • Très clairement, Dabrowski hiérarchise ces niveaux. Pour lui, être au cinquième niveau est bien mieux que d’être au premier, décrit comme « beaucoup plus bas ». Ceci peut heurter le sens démocratique de nombreuses personnes, dont je suis. Ceci dit, le fait de décrire des parcours de vie à l’aide de niveaux, d’en mettre trois, cinq, sept ou onze, relève finalement de l’arbitraire. Mais, quelle que soit la description choisie, cela peut aider certaines personnes à prendre mieux conscience du chemin qu’elles ont fait et des fruits que ce dernier porte déjà dans leur vie.

 

Certaines personnes, en particulier les professionnel-le-s de la relation d’aide qui accompagnent des personnes surefficientes mentales vont prendre le temps de lire Dabrowski et ses élèves en profondeur. D’autres vont peut-être se contenter de la présentation en français de Mme Lamare et d’une autre très bonne présentation en langue anglaise [7]. L’essentiel est, comme toujours, d’en prendre ce qui est pertinent pour soi et pour son parcours de vie à un moment donné, «to eat the meat and spit the bones» [8], comme on dit en anglais. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’être capable de mettre le doigt sur ses propres surexcitabilités, de prendre conscience de son potentiel de développement, de où nous en sommes sur notre chemin, du fait que certaines de nos inadaptations à la société qui nous entoure nous honorent et que certaines de nos détresses sont essentielles pour grandir sont propres à nous rasséréner et à nous aider à trouver notre chemin dans le labyrinthe que peut parfois être notre vie.

 

[1] Voir : https://positivedisintegration.com/DRIBiblio.htm#d-f

[2] Voir : http://www.greatpotentialpress.com

[3] Kasimierz Dabrowski ; Personnality shaping through positive disintegration ; Red Pill Press, 2015

[4] Kasimierz Dabrowski ; La formation de la personnalité par la désintégration positive ; Editions Pilule Rouge ; 2016

[5] Patricia Lamare ; La théorie de la désintégration positive de Dabrowski – Un autre regard sur la surdouance, la santé mentale et les crises existentielles ; CreateSpace Independent Publishing Platform ;  2017

[6] Voir : https://labyrinthedelavie.net/2017/03/12/sous-le-zen-la-passion/

[7] Sal Mendaglio, Ed ; Dabrowski’s theory of positive disintegration ; Great Potential Press ; 2008

[8] Littéralement «manger la chair et recracher les os». J’ai trouvé cette expression que je trouve très parlante dans :

James T. Webb ; Searching for meaning – Idealism, bright minds, disillusionment and hope ; Great Potential press ; 2013

 

 

Liberté émotionnelle …. ou peut-être pas tant que ça

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Kaiseregg im Sonnenuntergang, February 2011 Source wikimedia commons

Bien avant son guide de survie pour personnes empathes, Judith Orloff a publié un texte intitulé « Emotional freedom » [1] dont le but est d’aider les personnes à vivre beaucoup plus sereinement et plus librement leur vie.

Dans ce livre, l’auteure utilise un ton personnel et recourt à ses propres expériences pour décrire cinq thématiques de base, suivi de sept transformations qui ont pour but de nous aider à vivre dans une sérénité certaine et sans plus être affecté-e-s par les aléas de nos vies.

Les thématiques de base qu’elle aborde sont le fait d’avoir un regard positif sur la vie, la gestion de ce qu’elle appelle la « négativité », la manière dont elle recourt aux rêves pour se guider, l’importance d’avoir conscience de son « style émotionnel » (intellectuel, empathe, rocher, l’exubérant-e extraverti-e) avec les forces et faiblesses de chacun. Elle finit cette partie par des outils destinés à aider les personnes à lutter contre les « vampires émotionnels » qui sucent votre énergie et réduisent à néant votre sérénité.

Les sept transformations qui suivent sont : faire face à la peur et construire le courage, faire face à la frustration et construire la patience, faire face à la solitude et construire la connexion, faire face à l’anxiété et construire le calme intérieur, faire face à la dépression et construire l’espoir, faire face à la jalousie et construire l’estime de soi, et, pour finir, faire face à la colère et construire la compassion. Pour chacune d’entre elles, elle donne des outils pratiques, beaucoup basés sur la guidance au travers des rêves, la méditation et la visualisation.

Toutes ces thématiques sont pertinentes, d’une manière ou d’une autre. Par exemple, c’est un fait que d’avoir une vision positive de la vie et de se voir évoluer avec succès est un facteur qui aide nettement plus à réaliser les changements qu’une personne souhaite, que si elle est dans une dépression profonde. Ceci dit, certains sujets qu’elle aborde sont, à mes yeux, considérablement plus complexes que la manière dont elle les traite et certaines thématiques tout aussi pertinentes manquent complètement et c’est parfois assez surprenant.

Dans son texte, elle insiste énormément sur l’importance d’éliminer la « négativité », c’est-à-dire toute sorte d’émotions plus ou moins désagréables, et de les remplacer par de la « positivité », c’est à dire de la sérénité. Je ne crois pas connaître qui que ce soit qui préfère vivre durablement de solides déprimes plutôt que de vivre sereinement et d’avoir de nombreuses joies. C’est un fait aussi qu’il est essentiel d’aider des personnes qui sont dans de grandes souffrances de longue durée et qui ne peuvent en sortir. Les exemples de personnes en dépression grave, ou qui sont dans une immense colère et en veulent à la terre entière sans pouvoir trouver de sérénité, me viennent à l’esprit.  Ceci dit, il y a dans les termes « négativité » et « positivité » un jugement de valeur qui me pose problème. Les émotions désagréables sont fondamentalement utiles, elles sont le signe de dysharmonies qui appellent à être corrigées. En tant que tel, il est indispensable de les respecter, de les accueillir et de les décoder. Par ailleurs, il est des crises dont on ne se sort vraiment qu’en les traversant de bout en bout, aussi douloureux que ce soit. A vouloir faire disparaître à tout prix les signaux d’alerte qui les accompagnent, la personne peut en être soulagée momentanément, mais elle risque fortement de stagner et de tourner en rond.

L’auteure insiste beaucoup sur l’importance de la spiritualité et sur combien celle-ci peut aider les personnes à se faire guider pour garder espoir et pour trouver un chemin. Si je peux tout à fait entendre qu’il en est ainsi pour elle et pour de très nombreuses personnes qui ont trouvé une dimension spirituelle dans leur vie, il se trouve que c’est un aspect de l’expérience humaine qui varie très fortement de personne en personne. Et on ne s’engage pas sur un chemin spirituel comme on choisit de commencer un régime. Les personnes pour qui cette dimension est importante ont fait des expériences qui les ont changées et qui ont changé leur vie. Cela ne se commande pas.

L’auteure arrive inévitablement et à plusieurs reprises sur la nécessité de pouvoir prendre conscience de son propre ressenti et de le mettre en mots. Mais elle ne thématise pas vraiment ce sujet en tant que tel, et encore plus surprenant, elle oublie de mentionner les outils qui existent de longue date pour aider les personnes à mieux y arriver. Le focusing [2] est un de ceux que je connais le mieux, qui est décrit, connu et éprouvé depuis des décennies. Je m’étonne qu’une psychothérapeute de grande expérience ne cite pas ce dernier, ou, au moins, une alternative.

Si les rêves peuvent nous guider, si les visualisations et les méditations peuvent être utiles, il est des difficultés qui résistent et face auxquels ces outils restent sans effet. C’est en particulier le cas des traumatismes dont souffrent de très nombreuses personnes. Il se trouve qu’on commence à avoir des outils un peu plus efficaces que de faire «20 ans de thérapie pour essayer d’en dégager le noyau ». Je pense en particulier à l’EMDR [3] et au somatic experiencing [4]. Même si cela n’est pas le cœur du sujet de l’auteure, les traumas sont des obstacles majeurs dans le chemin de libération d’une personne qui vont rendre inopérants les outils qu’elle propose, tant que ces traumas n’auront pas été pris en charge sérieusement. Vu l’expérience de l’auteure, je m’étonne que ce point ne soit pas thématisé au moins brièvement d’une manière ou d’une autre.

Un autre point qui n’est pas abordé est le fait que les souffrances que nous traversons ne sont pas toutes dues à des faiblesses ou à des manques, mais elles sont aussi le fruit de nos richesses et de la confrontation de ces dernières avec la société humaine. C’est ainsi que, par exemple, toutes les personnes qui ont un solide sens éthique en elles ne peuvent que souffrir dans le monde du travail actuel. Que faire face à cette situation ? Quelle est la part de lutte inévitable et indispensable ? Quelle est la part de « faire avec le réel tel qu’il est » ? Et peut-on réellement rester serein face à cette facette de l’existence quand on est un être pleinement conscient ?

Les êtres humains étant très divers, il y a aussi le cas des personnes HP (zèbres, surefficients mentaux, etc.). Leur chemin de vie a ceci de particulier qu’il est marqué par des crises de croissances majeures et très profondes qui peuvent être très douloureuses et longues à traverser [5]. Pouvoir traverser ces crises avec succès est un enjeu fondamental dans le parcours de vie des personnes HP. C’est loin d’être facile, ça ne ressemble en rien à de la sérénité ou à de la joie, et, pour y arriver, il est indispensable de trouver en soi le courage de traverser le désert. Les personnes HP s’en passeraient bien et la souffrance peut être telle durant ces crises qu’elle peut parfois être diagnostiquée à tort comme un trouble de santé mentale [6]. L’enjeu pour ces personnes, si elles n’y arrivent pas, est de tourner en rond, voire de régresser, dans leur chemin de croissance personnelle, ce qui est aussi accompagné d’une importante souffrance et ce qui ne fait que reporter à plus tard les obstacles à dépasser.

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Judith Orloff – emotional freedom

Tout ceci fait que, si cet ouvrage aborde de manière pertinente des thématiques qui le sont tout autant, il ne constitue pas pour moi l’alpha et l’oméga du chemin de développement de libération de ses souffrances, loin de là. Certains éléments essentiels manquent et les enjeux sont à mes yeux plus larges que la manière dont ils sont abordés dans cet ouvrage. Pour finir, il est des souffrances qui sont inhérentes à la vie, qu’elles soient liées à la condition de la personne, aux nombreuses et graves limites de sociétés humaines ou au processus de croissance intérieure d’un être humain. De ce fait, cela me semble même illusoire de pouvoir imaginer vivre sereinement l’essentiel du temps. Etre capable de traverser des crises sans perdre espoir et pouvoir vivre une certaine égalité d’humeur le reste du temps me semble plus réaliste et atteignable.

 

[1]

Judith Orloff ; Emotional Freedom: Liberate Yourself from Negative Emotions and Transform Your Life; Harmony; (Reprint) ; 2010

Il existe une traduction française dont j’ignore la qualité :

Judith Orloff; Liberté émotionnelle : Libérez-vous de vos émotions négatives et retrouvez un parcours hors de la souffrance; Ariane Editions ; 2009

[2]

Eugene T. Gendlin; FOCUSING – Au centre de soi; Editions de l’Homme, collection : Alter Ego; 2006

Eugene T. Gendlin; Focusing-Oriented Psychotherapy: A Manual Of The Experiential Method: Guilford Press ; 1996

[3]

Francine Shapiro: Eye Movement Desensitization and Reprocessing Therapy: Basic Principles, Protocols, and Procedures; Guilford Publications; 3rd New edition ; 2017

Francine Shapiro & Margot Silk Forrest; EMDR: The Breakthrough Therapy for Overcoming Anxiety, Stress, and Trauma; Basic Books; 2nd edition ; 2016

Francine Shapiro; Getting Past Your Past: Take Control of Your Life With Self-Help Techniques from EMDR Therapy; Rodale Incorporated ; 2013

Cyril Tarquinio & Pascale Tarquinio; L’EMDR: Préserver la santé et prendre en charge la maladie; Elsevier Masson ; 2015

[4]

Peter A. Levine Ph.D.; In an Unspoken Voice: How the Body Releases Trauma and Restores Goodness.; North Atlantic Books; 2010

Peter Levine; Healing Trauma: A Pioneering Program for Restoring the Wisdom of Your Body; Sounds True Inc; 2008

Peter A. Levine Ph.D. & Maggie Kline; Trauma Through a Child’s Eyes: Awakening the Ordinary Miracle of Healing; North Atlantic Books; 2006

[5]

Kazimierz Dabrowski; Personality-Shaping Through Positive Disintegration; Red Pill Press; 2015

Il existe une traduction française dont j’ignore la qualité :

Kazimierz Dabrowski; La formation de la personnalité par la désintégration positive; Les Editions Pilule Rouge; 2017

Kazimierz Dabrowski M.D. Ph.D.,; Positive Disintegration; Maurice Bassett ; 2017

Sal Mendaglio; Dabrowski’s Theory Of Positive Disintegration; Great Potential Press ; 2008

James T Webb; Searching for Meaning: Idealism, Bright Minds, Disillusionment, and Hope; Great Potential Press ; 2013

Patricia Lamare; La theorie de la desintegration positive de Dabrowski: Un autre regard sur la surdouance, la santé mentale et les crises existentielles; CreateSpace Independent Publishing Platform ; 2017

[6]

James Webb; Misdiagnosis and Dual Diagnoses of Gifted Children and Adults: ADHD, Bipolar, OCD, Asperger’s, Depression, and Other Disorders (2nd Edition) (Anglais) Broché – 1 novembre 2016; Great Potential Press ; 2016

 

Trouver son chemin quand on est extrêmement sensible

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Spray towers over the 57-foot-tall Ludington Lighthouse in Michigan as a storm packing winds of up to 81 mph howled across the Midwest and South on Tuesday, Oct. 26 2010. Jeff Kiessel, Ludington Daily News, Source: Wikimedia commons
  • Avez-vous parfois été considéré-e par d’autres comme «beaucoup trop sensible» ?
  • Est-ce que les disputes violentes et les cris vous rendent malade ?
  • Est-ce que les foules vous épuisent, au point que vous avez besoin de vous retrouver seul-e pour récupérer ?
  • Est-ce une nécessité pour vous de vous rendre par vous-même aux événements sociaux, afin de vous permettre de pouvoir rentrer plus vite, si vous en ressentez le besoin ?
  • Vous arrive-t-il de manger beaucoup, voire trop, pour faire face au stress ?
  • Avez-vous remarqué que vous absorbez le stress, les émotions ou même les symptômes physiques des autres ?
  • Avez-vous fortement besoin de la nature pour vous ressourcer ?
  • Avez-vous besoin de long temps de récupération pour vous retrouver après avoir interagi avec des personnes difficiles ou des « vampires » qui absorbent votre énergie ?
  • Préférez-vous les relations sociales en tête à tête ou en petits groupes ?
  • Avez-vous besoin de vivre dans de petites localités, voire en pleine campagne ?

Alors, il est possible que vous soyez un ou une empathe, c’est-à-dire une personne dont la sensibilité est telle qu’elle absorbe les émotions, les sentiments et les réactions des autres sans être en mesure de s’en protéger comme le font la majorité des personnes.

Si l’expérience n’est pas nouvelle, elle est longtemps restée tabou en occident. Ce terme est relativement récent, et il a encore une connotation plutôt liée à l’ésotérisme et à des parcours de vie en dehors des normes établies en matière de croyances ou de mise en mot de son parcours de vie.

Il se trouve que les empathes ont trouvé une ambassadrice intéressante et très pertinente dans la personne de la Dr. Judith Orloff, elle-même empathe et docteur en psychiatrie. Elle a travaillé dans le monde hospitalier entre 1979 et 1983, date à laquelle elle a ouvert un cabinet privé. Elle est également membre de l’association américaine des psychiatres (1). Elle a commencé à publier en 1996 (2) et n’a pas cessé depuis. Ses livres sont intentionnellement écrits pour être accessibles au plus grand nombre, tout en conservant un appareil de note permettant aux professionnels de vérifier sur quoi elle se fonde pour tenir ses propos.

Le Dr Orloff est venue au cœur de son sujet avec son tout dernier ouvrage, «The empath survival guide» (3), autrement dit le guide de survie pour personnes empathes.

 

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Judith Orloff; The Empath survival guide – Life strategies for sensitive people; Sounds True, 2013

Dans ce texte, elle a pris le risque de s’exprimer personnellement et humainement. Elle parcourt les différentes dimensions de ce que cela peut signifier que d’être un-e empathe pour de nombreuses personnes. Elle donne des clefs pour aider les personnes à se situer par elles-mêmes et des outils pour faire face aux situations de leur quotidien.

Elle aborde les différentes formes d’expériences d’être empathes : physique (quand on absorbe les symptômes physiques de l’autre), émotionnelle (quand on absorbe les émotions d’autrui au point d’être parfois une « éponge émotionnelle »), intutif-ve (pour les personnes dont les intuitions vont très largement au-delà de ce qu’on met usuellement sous ce terme).

Nombre de ces personnes ont beaucoup de difficultés à se protéger, comme une maison ouverte aux quatre vents, et se retrouvent de ce fait souvent en demande d’aide envers les professionnel-le-s de la santé. Ce faisant, elles risquent fort d’être diagnostiquées à tort comme dépressives, bipolaires, voire psychotiques, et d’être soumises à une médication lourde qui ne les aide pas et qui a de nombreux effets secondaires.

Pouvoir mettre un mot sur qui elles sont et sur ce qui influence leurs parcours de vie va aider les personnes à se retrouver, à reprendre la direction de leur existence, à réduire très fortement voire à se débarrasser de traitements médicamenteux inutiles et handicapants et à chercher de nouvelles pistes pour mener leur existence.

Chemin faisant, Judith Orloff donne de nombreuses pistes utiles et des outils pertinents concernant les émotions et la santé, les addictions, les relations amoureuses, l’autoprotection face aux narcissiques pervers, l’éducation des enfants, le monde du travail, la création de groupes de soutien mutuel, etc.

Cet ouvrage est clair, direct, agréablement écrit, fluide et il se lit facilement. En ce qui me concerne, il m’a permis de mettre un mot sur un ensemble de nombreuses observations qui étaient restées éparses et dont je ne sentais pas trop que faire. Pouvoir mieux intégrer cette dimension dans la manière dont je conduis ma vie est m’important.

Le chapitre un peu faible de cet ouvrage, en ce qui me concerne, est celui que j’attendais le plus : comment faire face dans ma propre vie professionnelle, souvent rocailleuse et dans celle de nombreuses autres personnes, parfois encore bien pire. La stratégie principale proposée par le Dr Orloff est d’être indépendant-e, afin de pouvoir mettre une distance entre soi et les turpitudes du monde de l’entreprise et en tout cas assez autonome pour pouvoir s’isoler quelques minutes avant des situations qu’on prévoit difficiles.

En plus de ne pas toujours être possible (certaines personnes peuvent avoir des engagements qu’elles ne peuvent pas lâcher du jour au lendemain), cette stratégie risque de se limiter à échanger les stress dus aux collègues et aux employeurs avec ceux dus aux clients. Est-ce réellement un gain ?  J’ai de sérieux doutes. Par ailleurs, la mode actuelle des « open space » en entreprise, l’accélération des activités professionnelles et la rapidité avec laquelle certaines situations peuvent dégénérer fait que les personnes n’ont souvent pas le loisir de s’isoler, mêmes quelques minutes, avant de faire face à une situation dont elles sont prévenues qu’elle va être conflictuelles. Elles le découvrent et doivent y faire face dans l’instant! Que faire pour pouvoir vivre et gérer au mieux ce genre de situation, particulièrement difficile quand on est empathe, reste pour moi une question ouverte.

Mais, en ce qui concerne les autres dimensions abordées par Judith Orloff, cet ouvrage me semble extrêmement pertinent et je ne doute pas qu’il va aider de nombreuses personnes qui se retrouvent dans les propos de Judith Orloff à mieux mener leur vie. C’est déjà beaucoup.

 

 

(1) Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Judith_Orloff

(2) Judith Orloff ; Second Sight: An Intuitive Psychiatrist Tells Her Extraordinary Story and Shows You How to Tap Your Own Inner Wisdom ; Three Rivers Press (CA) Mar-2010 (pour l’édition actuelle)

(3) Judith Orloff ; The empath survival guide – life strategies for sensitive people ; Sounds True ; mars 2017

Ce texte est complété par un ensemble de CDs, ayant pour titre : « Essential Tools for Empaths: A Survival Guide for Sensitive People », auprès du même éditeur

L’éthique et le papillon

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Counselling service for women, source Wikimedia Commons

 

Déterminer quand nous devons aider un autre être et quand nous devons prendre soin de nous abstenir de toute intervention est une question éthique qui traverse toutes nos existences. Elle est fort joliment illustrée par une chronique de la nonne zen Joshin Luce Bachoux qui confronte un maitre bouddhiste a un papillon en train d’éclore (1). Alors qu’il assiste à la sortie de chrysalide d’un papillon, le maitre décide d’intervenir pour l’aider et lui faciliter la vie. Il fait un geste pour achever le mouvement en cours et contribue à le sortir de son cocon. Mais, quelle n’est pas sa déception quand le maitre constate avec dépit que le papillon est incapable de déployer et d’utiliser une de ses deux ailes, qui reste collée. Le maitre en déduit que son action a apporté beaucoup plus de mal que de bien.

Savoir quand il convient d’aider un autre être est une thématique qui a fait et qui continue à faire l’objet d’une abondante réflexion. En particulier, c’est un thème central du code éthique des professions qui se chargent de toutes formes d’assistance, de conseils, de soins, etc.

D’une manière ou d’une autre, la plupart de ces codes ont pour principe le respect de l’autonomie de la personne, de ne prêter assistance a l’autre que si ce dernier en fait explicitement la demande, et de ne répondre à cette dernière que si la demande est acceptable pour la personne qui reçoit la demande (2).

Malgré toutes ces belles intentions, le problème demeure et il est particulièrement aigu dans les cas, nombreux, qui se situent aux limites.

  • Que faire quand aucune demande n’est formulée, en particulier quand la personne n’est pas en mesure d’en formuler une ? Et qui juge que tel est le cas ? Sur quelle base?
  • Que faire quand les valeurs de la personne aidante et celles de la personne en demande sont en conflit ?

Que faire, par exemple, quand une personne est blessée, mais inconsciente et donc incapable de demander de l’aide ?

Que faire quand c’est un animal qui est blessé ?

Que faire face à une personne très âgée, qui est devenue complètement désorientée et dépendante de l’assistance qu’on lui fournit, qui néanmoins affirme aller très bien et qui refuse de quitter son domicile ? Que faire quand le proche aidant qui l’accompagne est complètement épuisé ?

Que faire face à cette même personne très âgée, si elle est en demande de suicide assisté, alors même qu’elle ne souffre d’aucune maladie incurable ? Et que faire de l’avis de son ou ses proches aidants s’ils divergent du sien ? Est-ce qu’un médecin est en droit de refuser une telle assistance si elle contrevient à sa vision (d’aucuns diront ses préjuges) religieuse?

A-t-on le droit de donner des cours de nutrition saine et d’éducation a la santé dans les écoles, quand ces derniers peuvent entrer directement en conflit avec les valeurs, les comportements et les commandements de certaines familles ?

Les cas sont innombrables et parfois très complexes. Ils font l’objet de nombreuses annexes aux codes éthiques, voire de codes spécialisés dans certaines thématiques. Les conflits pouvant être extrêmement vifs, il n’est pas rare que la justice et la jurisprudence s’en mêlent. Le cas de l’assistance au suicide illustre bien cette situation qui s’étend a de nombreuse es autres situations.

Qu’il s’agisse d’actes imposés ou refusés à une personne, les risques de comportements inappropriés, voire de maltraitance sont majeurs. Les risques de conflit (tout aussi vifs) au sujet de ces mêmes actes sont très importants.

C’est une thématique dans laquelle les sociétés humaines avancent à tâtons, avec beaucoup de difficultés, de manières souvent divergentes et en étant violemment confrontées aux préjugés et aux convictions des uns et des autres. Je n’ai pas plus de réponses définitives et universelles à ces questions que les autres personnes qui ont travaillé et travaillent sur ce sujet. J’ai moi aussi mes valeurs et mes choix éthiques qui font que j’ai une place bien précise sur cet échiquier. Tout ce que je peux proposer, c’est de prendre grand soin de rester ouverte et à l’écoute de l’autre, de son ressenti, de sa souffrance et des multiples niveaux de ce qu’il ou elle exprime, que ce soit verbalement ou pas.

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Jospin Luce Bachoux, Tout ce qui compte en cet instant

(1) Luce Joshin Bachoux, Regarder naitre un papillon, Tout ce qui compte en cet instant – le journal de mon jardin zen, Desclé de Brouwer, 2009

(2) Voir, par exemple:

 

 

 

 

Le vrai drame de l’enfant doué, ou la tragédie d’Alice Miller

Martin Miller, PUF, 2014
Martin Miller, PUF, 2014

 

Quand « Le drame de l’enfant doué est paru » (*), son auteure a ouvert une brèche dans un monde jusque-là plutot lisse de la psychologie et de la psychothérapie. La brèche a été d’autant plus grande qu’Alice Miller était en rupture de ban, et que c’est un éditeur généraliste (Suhrkamp) qui a publié cet ouvrage originellement destinés aux professionnel-le-s de la relation d’aide.

Cet ouvrage a eu un succès si retentissant qu’il a été traduit en de nombreuses langues. Par chance, cette fois les francophones y ont aussi eu droit, ce qui est très loin d’être toujours le cas (**).

Alice Miller a été la première psychothérapeute à prendre ouvertement, publiquement et avec quelle force, le parti des enfants maltraités, abusés, battus, victimes de carences graves. Elle a été la première à dire haut et fort que de tels traitements sont rien moins que criminels.

Elle a décrit les mécanismes de la maltraitance, le fait que l’enfant abusé perd tout repère alors que ses parents abuseurs prétendent agir « pour son bien ». Elle a exposé l’impossibilité pour lui de les démasquer s’il n’a pas dans son entourage un « témoin éclairé » qui affirme le caractère intolérable de ce qu’il subit. Elle a montré que le traumatisme s’installait alors comme un kyste, et que la personne était le plus souvent condamnée à le répéter sous forme transposée et sans même qu’elle en ait conscience dans la suite de son existence. Devenu indicible, le trauma a alors toutes les chances de se transmettre de génération en génération, les enfants abusés devenant des parents à leur tour abuseurs quand leurs propres enfants réveillent sans le vouloir leur traumas qui doivent à tout prix être tus puisqu’ils avaient été commis « pour leur bien ».

Elle a été la première à dénoncer le fait que, loin de se restreindre au cadre familial, ce mécanisme imprègne toute la société occidentale (entre autres). Elle l’a mit en mots en parlant d’un onzième commandement (« tu ne t’apercevras de rien »), qui pose un interdit de plus sur la dénonciation de ce que l’enfant a subi de la part de ses parents et/ou de leurs proches. Avec d’autres, elle a décrit la « pédagogie noire » qui imprègne les familles et le système scolaire, qui renforce ce commandement, qui transforme l’enfant victime d’abus en un coupable qui les a suscité. Cette même pédagogie noire contribue à couper encore plus totalement les personnes de leur ressenti en ne valorisant que les capacités cognitives et en ridiculisant toutes les personnes qui ne se conforment pas à ce commandement.

Elle a également clairement mis en lumière comment nombre de religions, certains thérapeutes et certaines écoles thérapeutiques dont la psychanalyse, s’étaient faits les complices actifs ce ce système. Loin d’aider les personnes en détresse qui cherchent de l’aide, elles contribuent à les enfermer encore plus afin de faire respecter le onzième commandement. Quoi que tes parents t’aient fait, tu honoreras et idéaliseras ton père et ta mère. Tu leur pardonneras tout vu qu’ils ont agi pour ton bien!

Inutile de dire que, directement mis en cause, les milieux académiques n’ont guère apprécié et on répondu par un silence glacé. Par contre ses écrits ont eu un grand écho auprès du public, dans lequel se trouve de nombreuses personnes victimes d’abus en recherche d’une aide sincère. Ses écrits ont aussi été lus et appréciés par des thérapeutes de terrain plus ouverts d’esprit et de coeur, qui avaient parfois du faire eux-même le chemin de se libérer de leurs propres traumas.

Au fur et à mesure de ses ouvrages, elle a complété son exposé. Avec « L’enfant sous terreur » (***) et « c’est pour ton bien » (****), elle a exposé beaucoup plus en détail les mécanismes de la maltraitante et de sa transmission de génération en génération. Avec « Notre corps ne ment jamais » (*****), elle a aussi montré comment le language de notre corps pouvait nous guider dans la recherche de pistes et de traumas dont même le souvenir était scellé (on parle de « clivage »). Elle a fait un travail comparable autour de la thérapie créative et des oeuvres de personnes qui exprimaient, plus ou moins consciemment leurs traumas au travers de leur production.

Dans tout cette oeuvre elle pu prendre pour son lectorat un rôle de signe d’espoir, d’aiguillon nous poussant à ne pas abandonner, de témoin éclairé pour les adultes qui n’en n’avaient pas eu enfant, alors qu’ils étaient victimes d’abus. C’est une intuition, mais je crois très sincèrement qu’elle a contribué à ce que nombre de personnes ne perdent pas espoir et soient encore en vie aujourd’hui.

Par contre, elle n’a jamais fourni de piste pratique sur l’art et la manière de repérer et de se libérer de ses traumas. La seule fois où elle s’y est risquée, elle a recommandé une école thérapeutique dont le créateur s’est révélé être un escroc. C’était plus qu’un gros échec. Elle a continué à écrire, mais ses livres ont petit à petit perdu en impact.

Entretemps, différentes méthodes permettant de se libérer de ses traumas sont nées dans le monde anglo-saxon. Je pense en particulier à l’EMDR et au Somatic Experiencing. D’autres travaux ont mis en évidence les conséquences neurologiques de la maltraitance (******). D’autres encore commencent à montrer que cette dernière peut avoir des conséquences sur notre génome (*******). Si la situation n’est plus la même qu’au début des écrits d’Alice Miller, la seule personne qui ait pris sa succession dans la défense active des victimes est la psychiatre Muriel Salmona (*******). Cela reste un sujet « sulfureux » qu’il vaut mieux ne pas aborder quand on fait partie du monde académique, des autorités de santé ou du pouvoir politique.

***

Trois ans après le décès d’Alice Miller (en 2010), parait le témoignage de Martin Miller, psychothérapeute et fils d’Alice Miller (*********). Ce dernier nous révèle l’envers du décor, envers qui éclaire les écrits d’Alice Miller sous un jour nouveau.

Alors qu’Alice Miller s’est longtemps présentée comme une psychothérapeute d’origine uniquement Suisse, Martin Miller rapelle qu’elle est née en 1923 en Pologne dans une famille juive. Au moment de l’arrivée de l’envahisseur allemand, alors qu’elle a la possibilité de s’enfuir avec des proches, elle choisit de rester pour tenter de protéger sa propre famille. Pour y arriver, elle s’évade du ghetto où elle a été alors parquée. Elle adopte alors une nouvelle identité afin de passer pour une polonaise « aryenne ». Pour survivre, elle doit effacer totalement et d’un trait de plume tout son passé. Elle arrive à faire sortir du ghetto sa mère et sa soeur qu’elle cache. Avec ses proches comme un fil à la patte, sa couverture ne peut pas être parfaite et Martin Miller sait qu’elle a subi l’insoutenable de la part d’un membre polonais de la SS, pour pouvoir survivre et continuer à cacher ses proches.

Arrivée à la fin de la guerre, cette tragédie reste indicible et elle ne peut pas retrouver son ancienne identité. Elle doit rester « clandestine » dans ce nouveau monde et son passé, son enfance, la guerre reste un secret à taire et à cacher à tout prix.

Elle réussit à émigrer en Suisse et y devient psychanalyste dans les années 50. En Suisse, la vie n’est pas facile pour elle. Après des années de privation, le choc de se retrouver dans un pays qui n’a pas connu la famine est terrible. Sa vie privée y est très difficile et elle finira par divorcer de son compagnon, venu avec elle de Pologne, dont elle ne voulait en fait pas, et qui portait le même prénom que le SS qui avait abusé d’elle pendant la guerre. La relation avec son fils est aussi difficile. Ce fils qui lui rappelle le mari dont elle ne voulait pas et qui l’a encombrée pendant des années. Enfin, elle est témoin des querelles de chapelle et des luttes de pouvoir au sein de la communauté psychanalytique suisse.  Pendant longtemps, elle prend la défense des  groupes conservateurs alors même qu’elle avait une perception de plus en plus critique de la psychanalyse.

Au moment où elle se met à écrire, elle rompt définitivement avec la psychanalyse et elle cesse progressivement sa pratique. Cela la privera de la possibilité de continuer à vérifier ses intuitions sur le terrain. Alors même que ses dénonciations de la maltraitance sont de plus en plus claires et radicales, sa relation avec son fils devenu adulte reste extrêmement difficile, pour ne pas dire maltraitante. Poussé par elle dans les bras du seul thérapeute qu’elle ait jamais recommandé, il lui faudra arriver à le démasquer et à prouver qu’il était un escroc (alors même qu’il y avait une collusion entre ce dernier et sa mère) pour avoir enfin la paix! Elle rompt aussi avec toutes les personnes, parfois des amis de longue date, qui à une occasion ou à une autre, abordent le sujet de la shoah et l’interrogent sur son propre vécu.

Ca n’est qu’à la toute fin de sa vie qu’elle reconnaitra le caractère abusif de son comportement envers son fils et aussi le poids énorme des ses traumatismes de guerre, jamais abordés, dans sa vie et son comportement depuis la libération.

***

Il est important de noter que Martin Miller n’a pas écrit un livre « règlement de comptes » et c’est tout à son honneur, vu la relation entre sa mère et lui. Bien au contraire, il reconnait et se réclame des thèses initiales D’Alice Miller (ses trois premiers livres qui traitent du drame de l’enfant doué, de la pédagogie noire, du 11ème commandement, et de la complicité de la psychanalyse dans le système de pédagogie noire). Là où il ne peut plus adhérer c’est quand sa mère affirme qu’une personne peut se libérer seule de ses traumas et quand ses écrits sont tordus par ses propres traumas dont elle n’a pas conscience.

Par contre, il remarque que la première personne dont Alice Miller parle dans « le drame de l’enfant doué », c’est d’elle-même! Son livre n’aurait sans doute pas été aussi percutant si elle n’avait pas pu puiser son matériau dans sa propre existence. Le deuxième enfant doué ce cette histoire, c’est sans doute Martin Miller qui a réussi à lever le secret sur les traumatismes de guerre de sa mère et sur leurs conséquences dans leur vie et dans ses écrits. On peut aussi noter que, faute d’avoir se libérer de ses traumatismes de guerre, la vie privée d’Alice Miller illustre à la lettre ses écrits publics à savoir les conséquences des traumatismes, l’impact du secret dans lequel ils reposent et leur capacité à se transmettre de génération en génération.

Au delà de l’histoire d’Alice Miller et de son fils, la leçon absolument vitale de ce témoignage, c’est de se souvenir que les thérapeutes sont eux aussi des êtres humains avec leur part de traumas plus ou moins bien assumée (et de conditionnement sociaux), et qu’ils sont de ce fait des guérisseurs blessés. Se retrouver devant un thérapeute qui n’en n’a pas conscience avec acuité et qui n’a pas l’humilité correspondante doit résonner en vous comme un très gros signal d’alerte. Si quelqu’un se pose en maître à penser et/ou affirme ne pas/plus avoir de problème, vous savez ce qu’il vous reste à faire!

L’autre leçon est que l’interaction entre la personne aidante et la personne aidée est inévitablement compliquée et qu’il est difficile de savoir avec certitude si elle est saine ou pas. Quand, par exemple, un thérapeute se trouve face à une personne qui veut se suicider et qu’il réagit en ordonnant un placement « non volontaire » en institution psychiatrique, à partir de quoi réagit-il? De ses propres secrets de famille? Du suicide d’un de ses proches durant son enfance? Des conditionnements sociaux qui ont posé un tabou sur le suicide? Ou d’un souci réel pour une personne qui serait effectivement dans une dépression assez lourde pour ne plus être (temporairement) capable de discernement? Et qu’est-ce qui motive l’autre personne? Comment trancher et savoir?

Autrement dit, qu’on soit d’un côté ou de l’autre d’une relation d’aide, on sait (peut-être) un peu qui on est et, à coup sûr, on ne sait pas qui est l’autre. Cela exige des deux parties de ne jamais abandonner leur autonomie et d’assumer pleinement leur responsabilité. Si vous êtes en désaccord avec le feedback de votre thérapeute et que la relation ne vous convient plus, surtout n’hésitez pas à aller voir ailleurs. Que vous restiez ou que vous partiez, c’est à vous d’être attentif aux fruits de vos actes et de vous ajuster en conséquence. La réciproque est vraie pour les personnes aidantes.

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Dans la bibliographie ci-dessous, j’ai mentionné à la fois les rites originels en allemand et ceux en français. Il se trouve que les titres en allemand sont beaucoup plus parlants que ceux des traductions.

(*) Alice Miller, Das Drama des begabten Kindes une die Suche nach dem wahren Selbst, Suhrkamp Verlag, 1979

Le drame de l’enfant doué, A la recherche du vrai soi, PUF, 1983, 2013 pour l’édition la plus récente au moment de la rédaction de ce billet

(**) En plus de la kyrielle d’ouvrages essentiels non traduits en français, je suis toujours surprise de voir la qualité, disons, très inégale, de ceux qui sont tout de même traduits. C’est ainsi que, par exemple, il manque toujours 5 chapitres à l’édition française de « On Becoming a person » de Carl Rogers, ouvrage qui date pourtant des années 60…..

(***) Alice Miller, Du sollst nicht merken, Suhrkamp Verlag, 1981

L’enfant sous terreur, L’ignorance de l’adulte et son prix, Aubier, 1986

(****) Alice Miller, Am Anfang war Erziehung, Suhrkamp Verlag, 1980

C’est pour ton bien: Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1984

(*****) Alice Miller, Die Revolte des Körpers, Suhrkamp, 2004

Notre corps ne ment jamais, Flammarion, 2004

(******) Voir, par exemple:

http://www.snapnetwork.org/psych_effects/how_abuse_andneglect.htm

http://childhoodtraumarecovery.com/2013/03/13/neurological-effects-how-childhood-trauma-can-damage-the-developing-physical-brain/

http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3232061/

(*******) Voir, par exemple, http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25197

(********) Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod 2013

(*********) Martin Miller, Das wahre ‘Drama des begabtes Kindes’: Die Tragödie Alice Millers – Wie verdrängte Kriegestraumata in der Familie wirken, Kreuz Verlag, 2013

Le vrai drame de l’enfant doué, La tragédie d’Alice Miller, PUF, 2014