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Le vrai drame de l’enfant doué, ou la tragédie d’Alice Miller

Martin Miller, PUF, 2014
Martin Miller, PUF, 2014

 

Quand « Le drame de l’enfant doué est paru » (*), son auteure a ouvert une brèche dans un monde jusque-là plutot lisse de la psychologie et de la psychothérapie. La brèche a été d’autant plus grande qu’Alice Miller était en rupture de ban, et que c’est un éditeur généraliste (Suhrkamp) qui a publié cet ouvrage originellement destinés aux professionnel-le-s de la relation d’aide.

Cet ouvrage a eu un succès si retentissant qu’il a été traduit en de nombreuses langues. Par chance, cette fois les francophones y ont aussi eu droit, ce qui est très loin d’être toujours le cas (**).

Alice Miller a été la première psychothérapeute à prendre ouvertement, publiquement et avec quelle force, le parti des enfants maltraités, abusés, battus, victimes de carences graves. Elle a été la première à dire haut et fort que de tels traitements sont rien moins que criminels.

Elle a décrit les mécanismes de la maltraitance, le fait que l’enfant abusé perd tout repère alors que ses parents abuseurs prétendent agir « pour son bien ». Elle a exposé l’impossibilité pour lui de les démasquer s’il n’a pas dans son entourage un « témoin éclairé » qui affirme le caractère intolérable de ce qu’il subit. Elle a montré que le traumatisme s’installait alors comme un kyste, et que la personne était le plus souvent condamnée à le répéter sous forme transposée et sans même qu’elle en ait conscience dans la suite de son existence. Devenu indicible, le trauma a alors toutes les chances de se transmettre de génération en génération, les enfants abusés devenant des parents à leur tour abuseurs quand leurs propres enfants réveillent sans le vouloir leur traumas qui doivent à tout prix être tus puisqu’ils avaient été commis « pour leur bien ».

Elle a été la première à dénoncer le fait que, loin de se restreindre au cadre familial, ce mécanisme imprègne toute la société occidentale (entre autres). Elle l’a mit en mots en parlant d’un onzième commandement (« tu ne t’apercevras de rien »), qui pose un interdit de plus sur la dénonciation de ce que l’enfant a subi de la part de ses parents et/ou de leurs proches. Avec d’autres, elle a décrit la « pédagogie noire » qui imprègne les familles et le système scolaire, qui renforce ce commandement, qui transforme l’enfant victime d’abus en un coupable qui les a suscité. Cette même pédagogie noire contribue à couper encore plus totalement les personnes de leur ressenti en ne valorisant que les capacités cognitives et en ridiculisant toutes les personnes qui ne se conforment pas à ce commandement.

Elle a également clairement mis en lumière comment nombre de religions, certains thérapeutes et certaines écoles thérapeutiques dont la psychanalyse, s’étaient faits les complices actifs ce ce système. Loin d’aider les personnes en détresse qui cherchent de l’aide, elles contribuent à les enfermer encore plus afin de faire respecter le onzième commandement. Quoi que tes parents t’aient fait, tu honoreras et idéaliseras ton père et ta mère. Tu leur pardonneras tout vu qu’ils ont agi pour ton bien!

Inutile de dire que, directement mis en cause, les milieux académiques n’ont guère apprécié et on répondu par un silence glacé. Par contre ses écrits ont eu un grand écho auprès du public, dans lequel se trouve de nombreuses personnes victimes d’abus en recherche d’une aide sincère. Ses écrits ont aussi été lus et appréciés par des thérapeutes de terrain plus ouverts d’esprit et de coeur, qui avaient parfois du faire eux-même le chemin de se libérer de leurs propres traumas.

Au fur et à mesure de ses ouvrages, elle a complété son exposé. Avec « L’enfant sous terreur » (***) et « c’est pour ton bien » (****), elle a exposé beaucoup plus en détail les mécanismes de la maltraitante et de sa transmission de génération en génération. Avec « Notre corps ne ment jamais » (*****), elle a aussi montré comment le language de notre corps pouvait nous guider dans la recherche de pistes et de traumas dont même le souvenir était scellé (on parle de « clivage »). Elle a fait un travail comparable autour de la thérapie créative et des oeuvres de personnes qui exprimaient, plus ou moins consciemment leurs traumas au travers de leur production.

Dans tout cette oeuvre elle pu prendre pour son lectorat un rôle de signe d’espoir, d’aiguillon nous poussant à ne pas abandonner, de témoin éclairé pour les adultes qui n’en n’avaient pas eu enfant, alors qu’ils étaient victimes d’abus. C’est une intuition, mais je crois très sincèrement qu’elle a contribué à ce que nombre de personnes ne perdent pas espoir et soient encore en vie aujourd’hui.

Par contre, elle n’a jamais fourni de piste pratique sur l’art et la manière de repérer et de se libérer de ses traumas. La seule fois où elle s’y est risquée, elle a recommandé une école thérapeutique dont le créateur s’est révélé être un escroc. C’était plus qu’un gros échec. Elle a continué à écrire, mais ses livres ont petit à petit perdu en impact.

Entretemps, différentes méthodes permettant de se libérer de ses traumas sont nées dans le monde anglo-saxon. Je pense en particulier à l’EMDR et au Somatic Experiencing. D’autres travaux ont mis en évidence les conséquences neurologiques de la maltraitance (******). D’autres encore commencent à montrer que cette dernière peut avoir des conséquences sur notre génome (*******). Si la situation n’est plus la même qu’au début des écrits d’Alice Miller, la seule personne qui ait pris sa succession dans la défense active des victimes est la psychiatre Muriel Salmona (*******). Cela reste un sujet « sulfureux » qu’il vaut mieux ne pas aborder quand on fait partie du monde académique, des autorités de santé ou du pouvoir politique.

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Trois ans après le décès d’Alice Miller (en 2010), parait le témoignage de Martin Miller, psychothérapeute et fils d’Alice Miller (*********). Ce dernier nous révèle l’envers du décor, envers qui éclaire les écrits d’Alice Miller sous un jour nouveau.

Alors qu’Alice Miller s’est longtemps présentée comme une psychothérapeute d’origine uniquement Suisse, Martin Miller rapelle qu’elle est née en 1923 en Pologne dans une famille juive. Au moment de l’arrivée de l’envahisseur allemand, alors qu’elle a la possibilité de s’enfuir avec des proches, elle choisit de rester pour tenter de protéger sa propre famille. Pour y arriver, elle s’évade du ghetto où elle a été alors parquée. Elle adopte alors une nouvelle identité afin de passer pour une polonaise « aryenne ». Pour survivre, elle doit effacer totalement et d’un trait de plume tout son passé. Elle arrive à faire sortir du ghetto sa mère et sa soeur qu’elle cache. Avec ses proches comme un fil à la patte, sa couverture ne peut pas être parfaite et Martin Miller sait qu’elle a subi l’insoutenable de la part d’un membre polonais de la SS, pour pouvoir survivre et continuer à cacher ses proches.

Arrivée à la fin de la guerre, cette tragédie reste indicible et elle ne peut pas retrouver son ancienne identité. Elle doit rester « clandestine » dans ce nouveau monde et son passé, son enfance, la guerre reste un secret à taire et à cacher à tout prix.

Elle réussit à émigrer en Suisse et y devient psychanalyste dans les années 50. En Suisse, la vie n’est pas facile pour elle. Après des années de privation, le choc de se retrouver dans un pays qui n’a pas connu la famine est terrible. Sa vie privée y est très difficile et elle finira par divorcer de son compagnon, venu avec elle de Pologne, dont elle ne voulait en fait pas, et qui portait le même prénom que le SS qui avait abusé d’elle pendant la guerre. La relation avec son fils est aussi difficile. Ce fils qui lui rappelle le mari dont elle ne voulait pas et qui l’a encombrée pendant des années. Enfin, elle est témoin des querelles de chapelle et des luttes de pouvoir au sein de la communauté psychanalytique suisse.  Pendant longtemps, elle prend la défense des  groupes conservateurs alors même qu’elle avait une perception de plus en plus critique de la psychanalyse.

Au moment où elle se met à écrire, elle rompt définitivement avec la psychanalyse et elle cesse progressivement sa pratique. Cela la privera de la possibilité de continuer à vérifier ses intuitions sur le terrain. Alors même que ses dénonciations de la maltraitance sont de plus en plus claires et radicales, sa relation avec son fils devenu adulte reste extrêmement difficile, pour ne pas dire maltraitante. Poussé par elle dans les bras du seul thérapeute qu’elle ait jamais recommandé, il lui faudra arriver à le démasquer et à prouver qu’il était un escroc (alors même qu’il y avait une collusion entre ce dernier et sa mère) pour avoir enfin la paix! Elle rompt aussi avec toutes les personnes, parfois des amis de longue date, qui à une occasion ou à une autre, abordent le sujet de la shoah et l’interrogent sur son propre vécu.

Ca n’est qu’à la toute fin de sa vie qu’elle reconnaitra le caractère abusif de son comportement envers son fils et aussi le poids énorme des ses traumatismes de guerre, jamais abordés, dans sa vie et son comportement depuis la libération.

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Il est important de noter que Martin Miller n’a pas écrit un livre « règlement de comptes » et c’est tout à son honneur, vu la relation entre sa mère et lui. Bien au contraire, il reconnait et se réclame des thèses initiales D’Alice Miller (ses trois premiers livres qui traitent du drame de l’enfant doué, de la pédagogie noire, du 11ème commandement, et de la complicité de la psychanalyse dans le système de pédagogie noire). Là où il ne peut plus adhérer c’est quand sa mère affirme qu’une personne peut se libérer seule de ses traumas et quand ses écrits sont tordus par ses propres traumas dont elle n’a pas conscience.

Par contre, il remarque que la première personne dont Alice Miller parle dans « le drame de l’enfant doué », c’est d’elle-même! Son livre n’aurait sans doute pas été aussi percutant si elle n’avait pas pu puiser son matériau dans sa propre existence. Le deuxième enfant doué ce cette histoire, c’est sans doute Martin Miller qui a réussi à lever le secret sur les traumatismes de guerre de sa mère et sur leurs conséquences dans leur vie et dans ses écrits. On peut aussi noter que, faute d’avoir se libérer de ses traumatismes de guerre, la vie privée d’Alice Miller illustre à la lettre ses écrits publics à savoir les conséquences des traumatismes, l’impact du secret dans lequel ils reposent et leur capacité à se transmettre de génération en génération.

Au delà de l’histoire d’Alice Miller et de son fils, la leçon absolument vitale de ce témoignage, c’est de se souvenir que les thérapeutes sont eux aussi des êtres humains avec leur part de traumas plus ou moins bien assumée (et de conditionnement sociaux), et qu’ils sont de ce fait des guérisseurs blessés. Se retrouver devant un thérapeute qui n’en n’a pas conscience avec acuité et qui n’a pas l’humilité correspondante doit résonner en vous comme un très gros signal d’alerte. Si quelqu’un se pose en maître à penser et/ou affirme ne pas/plus avoir de problème, vous savez ce qu’il vous reste à faire!

L’autre leçon est que l’interaction entre la personne aidante et la personne aidée est inévitablement compliquée et qu’il est difficile de savoir avec certitude si elle est saine ou pas. Quand, par exemple, un thérapeute se trouve face à une personne qui veut se suicider et qu’il réagit en ordonnant un placement « non volontaire » en institution psychiatrique, à partir de quoi réagit-il? De ses propres secrets de famille? Du suicide d’un de ses proches durant son enfance? Des conditionnements sociaux qui ont posé un tabou sur le suicide? Ou d’un souci réel pour une personne qui serait effectivement dans une dépression assez lourde pour ne plus être (temporairement) capable de discernement? Et qu’est-ce qui motive l’autre personne? Comment trancher et savoir?

Autrement dit, qu’on soit d’un côté ou de l’autre d’une relation d’aide, on sait (peut-être) un peu qui on est et, à coup sûr, on ne sait pas qui est l’autre. Cela exige des deux parties de ne jamais abandonner leur autonomie et d’assumer pleinement leur responsabilité. Si vous êtes en désaccord avec le feedback de votre thérapeute et que la relation ne vous convient plus, surtout n’hésitez pas à aller voir ailleurs. Que vous restiez ou que vous partiez, c’est à vous d’être attentif aux fruits de vos actes et de vous ajuster en conséquence. La réciproque est vraie pour les personnes aidantes.

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Dans la bibliographie ci-dessous, j’ai mentionné à la fois les rites originels en allemand et ceux en français. Il se trouve que les titres en allemand sont beaucoup plus parlants que ceux des traductions.

(*) Alice Miller, Das Drama des begabten Kindes une die Suche nach dem wahren Selbst, Suhrkamp Verlag, 1979

Le drame de l’enfant doué, A la recherche du vrai soi, PUF, 1983, 2013 pour l’édition la plus récente au moment de la rédaction de ce billet

(**) En plus de la kyrielle d’ouvrages essentiels non traduits en français, je suis toujours surprise de voir la qualité, disons, très inégale, de ceux qui sont tout de même traduits. C’est ainsi que, par exemple, il manque toujours 5 chapitres à l’édition française de « On Becoming a person » de Carl Rogers, ouvrage qui date pourtant des années 60…..

(***) Alice Miller, Du sollst nicht merken, Suhrkamp Verlag, 1981

L’enfant sous terreur, L’ignorance de l’adulte et son prix, Aubier, 1986

(****) Alice Miller, Am Anfang war Erziehung, Suhrkamp Verlag, 1980

C’est pour ton bien: Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1984

(*****) Alice Miller, Die Revolte des Körpers, Suhrkamp, 2004

Notre corps ne ment jamais, Flammarion, 2004

(******) Voir, par exemple:

http://www.snapnetwork.org/psych_effects/how_abuse_andneglect.htm

http://childhoodtraumarecovery.com/2013/03/13/neurological-effects-how-childhood-trauma-can-damage-the-developing-physical-brain/

http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3232061/

(*******) Voir, par exemple, http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25197

(********) Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod 2013

(*********) Martin Miller, Das wahre ‘Drama des begabtes Kindes’: Die Tragödie Alice Millers – Wie verdrängte Kriegestraumata in der Familie wirken, Kreuz Verlag, 2013

Le vrai drame de l’enfant doué, La tragédie d’Alice Miller, PUF, 2014