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Sommes-nous assez doués ?

Au début de l’année 2016, l’éthologue Frans de Waal publiait « Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are? » [1]. Pour une fois, la traduction française n’a pas tardé [2]. Dans ce texte, Frans de Waal fait un point de situation de la « cognition évolutive », i.e. de l’étude scientifique des capacités cognitives des différents animaux (humains inclus), en partant de la situation à la fin du 19e siècle à la situation actuelle.

 

Photo de couverture de l'ouvrage de Frans de Waal
Frans de Waal; Are we smart enough to know how smart animals are?;

Après avoir introduit son sujet, il traite du tabou qui a bloqué ce domaine durant de nombreuses décennies depuis le début du 20e, tabou incarné par l’école de psychologie comportementaliste (behavioriste) pour laquelle il était impensable d’imaginer qu’un animal puisse désirer quelque chose, avoir des plans, des émotions, etc. Pendant de nombreuses années, toute personne qui tentait d’aborder même scientifiquement ce sujet a été mise au pilori de la société scientifique mondiale. La situation n’a commencé à changer qu’au début des années 70, grâce aux travaux des pionniers du domaine, qui ont démontré que les choses n’étaient pas si simples et que l’approche comportementaliste pure était bardée de contradictions et d’incohérences. En fait, elle était une idéologie déguisée sous des oripeaux scientifiques, son seul but étant de préserver la singularité et la séparation des êtres humains par rapport aux autres animaux. Il décrit la lutte des éthologues contre ce courant et la manière dont ils ont progressivement accumulé des preuves issues tant de l’observation de terrain que d’expérimentation contrôlées qui démontraient que de très nombreux animaux ont de solides capacités cognitives, que ces dernières sont accessibles, étudiables et démontrables, pour autant qu’on se donne la peine de construire des expériences qui font du sens dans le contexte de ces animaux.

Dans les chapitres qui suivent, il traite de l’apprentissage, du langage, de la mémoire, de l’empathie, de la capacité de coordination entre individus (pour obtenir des choses qu’ils ne peuvent obtenir seuls), du sens de la justice, du sens politique et des luttes de pouvoir, des liens sociaux qui ne se réduisent pas à ces luttes de pouvoir, de la capacité de se projeter dans le passé et dans l’avenir, dans l’esprit de l’autre, de la fabrication et de la conservation des outils, de la conscience de soi et des autres, du conformisme aux normes du groupe, de la capacité de reconnaître les autres individuellement, et de plein d’autres sujets annexes. Il traite de ces différents thèmes en sortant du cadre des seuls grands primates (humains, chimpanzés, bonobos) pour parcourir l’ensemble de ce que nous avons appris de bien d’autres animaux (perroquets, loups, chiens, éléphants, dauphins, corvidés, poulpes, etc.). Il le fait en montrant l’évolution qui s’est produite sur ces différents thèmes depuis la fin du 19e, jusqu’à aujourd’hui, en passant par la « sombre époque » du behaviorisme, tout en montrant ce qui a permis de débloquer les choses. Il rend hommage aux pionniers du domaine et à tous ces collègues avec qui il a contribué à faire fondamentalement avancer notre connaissance de la cognition évolutive chez les animaux, humains compris.

Les conclusions sont que dans de nombreux domaines, certains animaux sont plus doués que nous, pour autant qu’on prenne la peine de faire des tests sensés pour eux et qui permettent réellement de comparer humains et les autres animaux. Par exemple, une expérience est complètement biaisée quand elle étudie la reconnaissance des visages chez les humains et les grands primates, si on demande à ces derniers de reconnaître des visages d’humains plutôt que ceux de leurs congénères, si on teste des enfants gentiment posés sur les genoux de leurs parents, en expliquant tout aux uns et aux autres (et en ayant une attitude chaleureuse envers ces derniers), alors que les chimpanzés sont enfermés dans des cages, dans un environnement stérile, et qu’ils ont face à eux des masques froids et distants. Dans les domaines où nos capacités sont meilleures, pensons au langage, la différence est une différence de degré pas de nature. Par ailleurs, nombre de ces capacités sont préverbales et peuvent apparaître chez des animaux qui n’ont pas de langage, comme les poulpes. Il y a de nombreuses autres conclusions tout aussi fascinantes dans cet ouvrage.

L’état de l’art de la cognition évolutive aujourd’hui est tel qu’aucun scientifique ne peut plus tenir de manière crédible la position des behavioristes d’antan. Les chercheurs d’aujourd’hui se divisent en « sceptiques » et en « défenseurs » de la cognition animale, Frans de Waal reconnaissant clairement qu’il se situe dans ce dernier groupe. Il ajoute également que les sceptiques les aident à progresser en posant des questions qui les défient et les poussent à aller toujours plus loin.

Là où la situation est problématique, c’est que si les scientifiques ont fait des progrès immenses depuis les années 70 et ne peuvent plus tenir de manière crédible la position qui affirme un abîme entre les humains et les autres animaux, nombre de personnes qui font partie des « humanités » (philosophes, journalistes, etc.) sont restées sourdes à cette évolution. Frans de Waal cite par exemple le cas d’un débat, où il a été confronté à un philosophe qui affirmait qu’aucun chimpanzé n’allait jamais risquer sa vie pour en sauver un autre qui serait tombé à l’eau. A cette occasion, Frans de Waal avait dû à plusieurs reprises affirmer que, au contraire de que prétendait le philosophe en question, les scientifiques ont été témoin de nombreux cas où cela s’est produit, certains ont été filmés, et où le sauveteur a parfois perdu sa vie pour en sauver une autre, les chimpanzés ne sachant pas nager et en ayant parfaitement conscience. En plus d’être très rigides dans leurs croyances, ces sceptiques d’un autre âge ont ceci de particulier qu’ils se permettent de prononcer des affirmations très hasardeuses au sujet d’animaux dont ils ne connaissent strictement rien, comme si leur statut leur permettait d’affirmer tout et n’importe quoi sans conséquence.

En fait, leur but est de maintenir coûte que coûte cet abîme entre nous et les autres animaux, comme si le monde allait s’écrouler le jour où nous admettons enfin que tel n’est pas le cas. Ce qui changera clairement quand nous cesserons, collectivement, de nous poser en roitelets et que nous admettrons que nous ne sommes pas séparés des autres êtres vivants, c’est que nous ne pourrons plus agir en disposant de ces derniers comme des choses que nous sommes libres de traiter à notre guise et selon notre bon plaisir.  Très clairement, l’enjeu est immense. Mais ce qui me frappe, c’est que, dans le portrait que dessine Frans de Waal, ceux qui refusent le plus ce changement ne sont plus les scientifiques spécialistes du comportement animal, mais tout une arrière-garde « d’humanistes » bloqués dans une vision devenue intenable de l’être humain et que ces derniers continuent à diffuser jour après jour leurs préjugés via les médias, l’éducation, la scène politique, etc. Combien de temps est-ce que ce front du refus va pouvoir continuer à faire barrage ?

En d’autres termes, si nous sommes finalement assez doués pour comprendre au moins un bout de ce dont sont capables les autres animaux, combien de temps allons-nous laisser nos préjugés nous aveugler?

 

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Frans de Waal; sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux?

[1] Frans de Waal, Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are?, WW Norton & Co; 2016

[2] Frans de Waal, « Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? », LES LIENS QUI LIBERENT; octobre 2016

L’être humain, un grand primate comme les autres

Frans de Waal Chimpanzee Politics
Frans de Waal
Chimpanzee Politics
Frans de Waal, peacemaking among primates
Frans de Waal, peacemaking among primates
Frans de Waal & Frans Lanting, Bonobo, the forgotten ape
Frans de Waal & Frans Lanting, Bonobo, the forgotten ape

Dans le monde occidental, la controverse autour de la place de l’être humain dans la nature et du rôle de cette dernière face à nous est de plus en plus forte. Elle a toujours existé. Mais, au moins depuis l’antiquité grecque, la vision prévalente (au point d’être quasiment hégémonique) était que la nature n’avait d’autre but que de servir les êtres humains et que ces derniers avaient pour mission de la « mettre en valeur », autrement dit de l’asservir à leur propre soif de confort, de biens et de pouvoir. Elle a été soutenue à bouts de bras par les dogmes des monothéismes.

La genèse va jusqu’à proclamer que: « Et Dieu les bénit, et Il leur dit: Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et assujettissez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui se remuent sur la terre » (Gn 1:28). Pour parler d’asservissement, c’est difficile de faire plus explicite.

Un des éléments clefs qui assure cette hégémonie, est l’affirmation selon laquelle l’être humain est un être totalement à part de la nature, qu’il lui est supérieur et que cette supériorité justifie l’asservissement de cette dernière. Elle en fait presque un devoir moral.

Cet argument a aussi été utilisé pour instituer une hiérarchie entre les êtres humains et pour affirmer que les autorités en place dans le monde chrétien étaient légitimes, qu’elles relevaient du droit divin et que les gens « du commun » lui devaient une obéissance absolue.

Ce systèmes est combattu pied à pied, en tout cas en occident, depuis au moins 5 siècles. Il y a eu des progrès. Les personnes qui osent proclamer en public la supériorité de leur race sur une autre sont devenues une petite minorité. Mais elle peut être très agissante lors de la survenue de poussées de racisme en occident, particulièrement en temps de crise, comme maintenant. Les femmes luttent pour leurs droits depuis des siècles et ont obtenu, toujours en occident, des améliorations. Mais l’actualité nous rappelle régulièrement que ces améliorations restent fragiles et qu’il reste de nombreux groupes qui attendent la première occasion pour les contester. La lutte des femmes pour défendre le droit à l’avortement en Espagne, suite à l’arrivée d’un gouvernement conservateur, a été particulièrement vive. D’autres groupes ont encore bien du mal à faire respecter leurs droits les plus élémentaires. La controverse en France sur les mariage pour tous l’a illustré vivement. En Suisse, le PACS a fait l’objet d’un référendum mené par les mêmes milieux. La possibilité pour les couples gays et lesbiens d’adopter l’enfant de leur partenaire (quand celui-ci n’a qu’un parent) va également faire l’objet d’un référendum, toujours lancé par les mêmes milieux.

Mais l’affirmation selon laquelle l’être humain serait un être à part et que cela lui donne tous les droits sur la nature est encore partagée par une très large majorité de la population occidentale. Les problèmes environnementaux, ses conséquences pour tous (y compris pour nous), mettent cette croyance sous une pression de plus en plus forte. Mais elle est encore loin d’avoir craqué.

Entre en scène le primatologue Frans de Waal. Avec d’autres, il s’est mis à étudier avec un regard neuf les grands primates, en particulier les chimpanzés et les bonobos. Il a commencé ses travaux en 1975, en observant la colonie de chimpanzés du zoo d’Anrhem, alors que d’autres les observaient en pleine nature. Leurs observations ont convergé et sont venues comme en écho les unes des autres. Elles dont dressé des grands primates une image fondamentalement plus riche et complexe que celle qui prévalait par le passé. Elles ont mis en évidence que les capacités relationnelles, affectives et sociales des grands primates sont d’une telle richesse et d’une telle complexité que la différence avec nos propres capacités s’estompe.

Frans de Waal a particulièrement mis en lumière les jeux de pouvoir et les comportements politiques des chimpanzés (1), tout comme la grande capacité de réconciliation des primates (2). En fait, les chimpanzés dont les mœurs sont parfois très conflictuelles sont aussi les champions de la réconciliation. Il a aussi décrit la vie et les relations des bonobos (3). Ce faisant et sans le vouloir au début, il a mis en lumière combien nos propres comportements dans ces mêmes domaines ressemblent à ceux des autres grands primates (4) et combien ces derniers sont capables de se projeter dans la peau de l’autre et de faire preuve d’empathie et de sacrifice (5).

Frans de Waal, Our inner ape
Frans de Waal, Our inner ape
Frans de Waal, the age of empathy
Frans de Waal, the age of empathy

Pour moi, le lire est passionnant. Il écrit bien. Le lire est aisé et agréable. Surtout, cela fait sens pour moi et cela me fait chaud au coeur de lire que nos capacités ne sont pas nées de rien en quelques instants (à l’échelle de l’évolution), mais combien nous sommes des grands primates comme les autres, combien nous vivons et nous nous comportons comme eux et, in fine, combien nous ne sommes pas seuls au monde. Tant ma raison que mon coeur sont éclairés.

Ce constat n’est pas sans inconvénient. Les grands primates peuvent se faire la guerre, ils peuvent s’entretuer (entre clans et au sein du clan), ils chassent et mangent d’autres singes, les mœurs au sein des clans sont particulièrement rudes, tout comme les rapports entre sexes.

Mais, au regard de ces observations, on ne peut plus décemment affirmer que l’être humain résulte d’une « création spéciale » (et il est toujours question de cela, même après deux siècles de darwinisme), qui fait qu’il est d’une nature particulière et supérieure aux autres animaux. Surtout, ces observations font plus qu’affirmer le contraire. Elles montrent concrètement comment cela se passe et comment on peut en conclure que les grands primates sont si proches de nous et réciproquement.

Alors même que nombre de ces travaux datent des années 70 et 80, le message passe lentement. La résistance est forte. La lecture des critiques sur ces ouvrages dans les grands sites de vente de livre sur internet montrent combien certaines personnes ne peuvent pas entendre ce constat même quand on le leur met sous le nez, combien elles le nient, se ferment et résistent de toutes leurs forces.

Il reste à espérer qu’un nombre croissant de personnes entendront ce message. Il reste aussi à espérer que leur nombre croitra assez vite pour que nous puissions préserver les singes et les grands primates avant qu’ils aient complètement disparu, et pour que nous puissions enfin remettre sérieusement en cause le dogme du rôle de l’être humain dans la nature avant qu’il ne soit trop tard.

(1) Frans de Waal

Chimpanzee Politics: Power and Sex among Apes

Johns Hopkins University Press; 25th anniversary edition (August 30, 2007)

(2) Frans de Waal

Peacemaking among Primates

Harvard University Press; Reprint edition (September 1, 1990)

(3) Frans de Waal & Frans Lanting

Bonobo: The Forgotten Ape

University of California Press; 1 edition (October 27, 1998)

(4) Frans de Waal

Our Inner Ape: A Leading Primatologist Explains Why We Are Who We Are

Riverhead Books; Reprint edition (August 1, 2006)

(5) Frans de Waal

The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society

Broadway Books; 1 edition (September 7, 2010)