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L’être humain, un grand primate comme les autres

Frans de Waal Chimpanzee Politics
Frans de Waal
Chimpanzee Politics
Frans de Waal, peacemaking among primates
Frans de Waal, peacemaking among primates
Frans de Waal & Frans Lanting, Bonobo, the forgotten ape
Frans de Waal & Frans Lanting, Bonobo, the forgotten ape

Dans le monde occidental, la controverse autour de la place de l’être humain dans la nature et du rôle de cette dernière face à nous est de plus en plus forte. Elle a toujours existé. Mais, au moins depuis l’antiquité grecque, la vision prévalente (au point d’être quasiment hégémonique) était que la nature n’avait d’autre but que de servir les êtres humains et que ces derniers avaient pour mission de la « mettre en valeur », autrement dit de l’asservir à leur propre soif de confort, de biens et de pouvoir. Elle a été soutenue à bouts de bras par les dogmes des monothéismes.

La genèse va jusqu’à proclamer que: « Et Dieu les bénit, et Il leur dit: Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et assujettissez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui se remuent sur la terre » (Gn 1:28). Pour parler d’asservissement, c’est difficile de faire plus explicite.

Un des éléments clefs qui assure cette hégémonie, est l’affirmation selon laquelle l’être humain est un être totalement à part de la nature, qu’il lui est supérieur et que cette supériorité justifie l’asservissement de cette dernière. Elle en fait presque un devoir moral.

Cet argument a aussi été utilisé pour instituer une hiérarchie entre les êtres humains et pour affirmer que les autorités en place dans le monde chrétien étaient légitimes, qu’elles relevaient du droit divin et que les gens « du commun » lui devaient une obéissance absolue.

Ce systèmes est combattu pied à pied, en tout cas en occident, depuis au moins 5 siècles. Il y a eu des progrès. Les personnes qui osent proclamer en public la supériorité de leur race sur une autre sont devenues une petite minorité. Mais elle peut être très agissante lors de la survenue de poussées de racisme en occident, particulièrement en temps de crise, comme maintenant. Les femmes luttent pour leurs droits depuis des siècles et ont obtenu, toujours en occident, des améliorations. Mais l’actualité nous rappelle régulièrement que ces améliorations restent fragiles et qu’il reste de nombreux groupes qui attendent la première occasion pour les contester. La lutte des femmes pour défendre le droit à l’avortement en Espagne, suite à l’arrivée d’un gouvernement conservateur, a été particulièrement vive. D’autres groupes ont encore bien du mal à faire respecter leurs droits les plus élémentaires. La controverse en France sur les mariage pour tous l’a illustré vivement. En Suisse, le PACS a fait l’objet d’un référendum mené par les mêmes milieux. La possibilité pour les couples gays et lesbiens d’adopter l’enfant de leur partenaire (quand celui-ci n’a qu’un parent) va également faire l’objet d’un référendum, toujours lancé par les mêmes milieux.

Mais l’affirmation selon laquelle l’être humain serait un être à part et que cela lui donne tous les droits sur la nature est encore partagée par une très large majorité de la population occidentale. Les problèmes environnementaux, ses conséquences pour tous (y compris pour nous), mettent cette croyance sous une pression de plus en plus forte. Mais elle est encore loin d’avoir craqué.

Entre en scène le primatologue Frans de Waal. Avec d’autres, il s’est mis à étudier avec un regard neuf les grands primates, en particulier les chimpanzés et les bonobos. Il a commencé ses travaux en 1975, en observant la colonie de chimpanzés du zoo d’Anrhem, alors que d’autres les observaient en pleine nature. Leurs observations ont convergé et sont venues comme en écho les unes des autres. Elles dont dressé des grands primates une image fondamentalement plus riche et complexe que celle qui prévalait par le passé. Elles ont mis en évidence que les capacités relationnelles, affectives et sociales des grands primates sont d’une telle richesse et d’une telle complexité que la différence avec nos propres capacités s’estompe.

Frans de Waal a particulièrement mis en lumière les jeux de pouvoir et les comportements politiques des chimpanzés (1), tout comme la grande capacité de réconciliation des primates (2). En fait, les chimpanzés dont les mœurs sont parfois très conflictuelles sont aussi les champions de la réconciliation. Il a aussi décrit la vie et les relations des bonobos (3). Ce faisant et sans le vouloir au début, il a mis en lumière combien nos propres comportements dans ces mêmes domaines ressemblent à ceux des autres grands primates (4) et combien ces derniers sont capables de se projeter dans la peau de l’autre et de faire preuve d’empathie et de sacrifice (5).

Frans de Waal, Our inner ape
Frans de Waal, Our inner ape
Frans de Waal, the age of empathy
Frans de Waal, the age of empathy

Pour moi, le lire est passionnant. Il écrit bien. Le lire est aisé et agréable. Surtout, cela fait sens pour moi et cela me fait chaud au coeur de lire que nos capacités ne sont pas nées de rien en quelques instants (à l’échelle de l’évolution), mais combien nous sommes des grands primates comme les autres, combien nous vivons et nous nous comportons comme eux et, in fine, combien nous ne sommes pas seuls au monde. Tant ma raison que mon coeur sont éclairés.

Ce constat n’est pas sans inconvénient. Les grands primates peuvent se faire la guerre, ils peuvent s’entretuer (entre clans et au sein du clan), ils chassent et mangent d’autres singes, les mœurs au sein des clans sont particulièrement rudes, tout comme les rapports entre sexes.

Mais, au regard de ces observations, on ne peut plus décemment affirmer que l’être humain résulte d’une « création spéciale » (et il est toujours question de cela, même après deux siècles de darwinisme), qui fait qu’il est d’une nature particulière et supérieure aux autres animaux. Surtout, ces observations font plus qu’affirmer le contraire. Elles montrent concrètement comment cela se passe et comment on peut en conclure que les grands primates sont si proches de nous et réciproquement.

Alors même que nombre de ces travaux datent des années 70 et 80, le message passe lentement. La résistance est forte. La lecture des critiques sur ces ouvrages dans les grands sites de vente de livre sur internet montrent combien certaines personnes ne peuvent pas entendre ce constat même quand on le leur met sous le nez, combien elles le nient, se ferment et résistent de toutes leurs forces.

Il reste à espérer qu’un nombre croissant de personnes entendront ce message. Il reste aussi à espérer que leur nombre croitra assez vite pour que nous puissions préserver les singes et les grands primates avant qu’ils aient complètement disparu, et pour que nous puissions enfin remettre sérieusement en cause le dogme du rôle de l’être humain dans la nature avant qu’il ne soit trop tard.

(1) Frans de Waal

Chimpanzee Politics: Power and Sex among Apes

Johns Hopkins University Press; 25th anniversary edition (August 30, 2007)

(2) Frans de Waal

Peacemaking among Primates

Harvard University Press; Reprint edition (September 1, 1990)

(3) Frans de Waal & Frans Lanting

Bonobo: The Forgotten Ape

University of California Press; 1 edition (October 27, 1998)

(4) Frans de Waal

Our Inner Ape: A Leading Primatologist Explains Why We Are Who We Are

Riverhead Books; Reprint edition (August 1, 2006)

(5) Frans de Waal

The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society

Broadway Books; 1 edition (September 7, 2010)

Notre relation à la nature, peut-être plus compliquée qu’imaginé

Ficus Benghalensis, un figuier étrangleur, photo de Forest & Kim Starr, Wikimedia Commons http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Starr_010420-0095_Ficus_benghalensis.jpg)
Ficus Benghalensis, un figuier étrangleur, photo de Forest & Kim Starr, Wikimedia Commons http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Starr_010420-0095_Ficus_benghalensis.jpg)

 

Pour moi comme pour de très nombreuses personnes, me ressourcer en pleine nature, en particulier en forêt, est essentiel. Les temps que j’y passe me changent. Le seul fait de sentir l’espace, l’air, la lumière, les arbres et les plantes autour de moi, écouter les oiseaux, être juste là, prendre le temps, fait que je me recentre, que je m’ancre. J’ouvre mes perceptions, je me sens en lien avec la nature qui m’entoure. Cela me donne envie d’y rester plus longtemps, d’y revenir, d’y passer bien plus de temps que ce que je peux faire. Le retour au quotidien, en particulier professionnel, est peu agréable même si je me sens revivifiée. Je ne peux que constater le contraste entre cet espace si précieux et mon quotidien si différent.

Pour autant, j’ai du mal quand j’entends des personnes autour de moi, qui vont presque jusqu’à diviniser la nature, tout en diabolisant les êtres humains. Au fond de moi, cela ne sonne pas juste. Nous venons de la nature, nous en sommes une partie. Comment pouvons-nous être si mauvais en venant d’une nature quasi parfaite, ou inversément?

En fait, les êtres qui nous fascinent le plus sont loin d’être toujours des saints selon nos critères moraux, et de loin s’en faut.

Les chimpanzés qui sont si proches de nous peuvent aussi s’entretuer ou tuer un des leurs (pour des raisons qui souvent nous échappent). Il leur arrive régulièrement de chasser d’autres singes et de s’en prendre tout particulièrement à leurs petits, plus faciles à attraper. Même vu à distance dans un reportage, pour moi c’est particulièrement remuant (1).

Nous savons qu’un lion peut dévorer les petits d’une portée qu’il n’a pas produit, mais après tout, c’est un «grand méchant prédateur» dans notre représentation. En fait, certains des animaux que nous trouvons les plus adorables sont autant des prédateurs que les lions et ils peuvent avoir des pratiques tout aussi terribles. En cas de famine, les loutres de mer mâles n’hésitent pas à kidnapper des petits pour obtenir de la nourriture de leur mère (2). Ils ne rechignent pas non plus à abuser sexuellement de bébés phoques jusqu’à les noyer, et à continuer au-delà de leur mort (3). Les dauphins ont les mêmes pratiques entre eux, ils tuent les petits des femelles pour les pousser à redevenir fécondes. Il leur arrive également de tuer des marsoins sans les manger ni faire quoi que ce soit de leurs cadavres (4). Quant un banc de dauphins arrive, même les requins qui nous font frémir se cachent. Des phoques sont également connus pour abuser sexuellement de manchots (5). Je suis sûre qu’on peut trouver bien d’autres cas encore. En passant, les végétaux aussi ont leurs histoires fratricides. Intéressez-vous, par exemple, aux figuiers étrangleurs.

D’aucuns diront qu’il s’agit des lois de la nature, que nous ne devons pas lui appliquer nos critères moraux et qu’elle vit selon des règles qui lui sont propres. Mais cet argument est problématique pour au moins deux raisons:

Sur le plan des faits, cette affirmation ne tient pas la route. Les éthologues ont montré que les grands primates sont extrêmement proches des êtres humains sur le plan de leurs capacités affectives et relationnelles ((6), (7), (8), (9)). Ils sont parfaitement capables d’empathie, de solidarité, de se mettre délibérément en danger pour sauver l’un des leurs, de tenir compte de de l’autre et de sa réaction probable pour moduler leurs propres actions, etc. Les chimpanzés qui peuvent être extrêmement violents sont aussi très doués en matière de réconciliation. Quant à leurs mœurs politiques, elles ressemblent étrangement aux nôtres! Par ailleurs, un certain nombre d’autres mammifères manifestent clairement de l’empathie au moins dans certaines situations.

Ceci signifie qu’on ne peut pas affirmer que la nature et les humains sont deux univers différents régis par des lois différentes. En fait, nous sommes des grands primates très proches des autres, un très grand nombre de nos réactions et de nos actions ressemblent de si près aux leurs qu’on peut dire que nous sommes infiniment plus animaux que nous voulons l’admettre, tout comme les autres animaux, en particulier les mammifères, sont infiniment plus proches de nous que nous ne voulons l’admettre. En d’autres termes, nature et culture ne sont pas complètement disjointes et cela rend les choses très compliquées.

L’autre point est que, si la nature nous est si précieuse comme lieu de ressourcement et de recentrement, c’est qu’elle a pour nous une connotation morale, voire spirituelle. Les peuples premiers parlent de la Terre Mère et cette dernière est infiniment précieuse. Ils nous voient au service de sa préservation, en contraste avec la vision occidentale qui est une vision d’asservissement de cette dernière. Alors il n’est pas indifférent d’y constater des choses qui ressemblent à nos pires turpitudes. Et comment concilier ces dernières avec la valeur spirituelle que représente pour nous la nature?

Pour moi, la pire des choses est le déni de ce problème. Nous sommes des animaux comme les autres, ces derniers sont bien plus proches de nous que nous ne voulons l’admettre et il arrive même à ceux qui nous fascinent le plus d’agir d’une manière qui nous révulse tout autant que nos pires actions. Pour autant, le contact avec la nature et les autres être vivants nous est infiniment précieux, il a pour nous une dimension spirituelle. Dont acte.

Il me semble tout aussi essentiel d’éviter d’utiliser les actes des uns pour justifier ceux des autres et réciproquement. Constater des comportements terribles dans la nature ne justifie en rien la barbarie de certaines de nos actions.

Il y a en moi et en de très nombreuses personnes le souci de préserver la vie et la nature, d’en prendre soin, de l’aider à grandir et à s’accomplir. Cela ne signifie pas approuver ce qui s’y passe de pire, d’où que cela provienne. Mais c’est cette attention intérieure à la vie qui vibre quand je suis au contact de la nature. En prendre soin de manière respectueuse me fait grandir intérieurement. A nous et à nos descendant-e-s d’observer les fruits de nos actes. Sommes-nous capables de prendre soin de nous et d’elle «jusqu’à la 7ème génération» comme le souhaitent les peuples premiers?

(1) David Attenborough, the life collection: http://www.amazon.co.uk/The-Life-Collection-David-Attenborough/dp/B000B3MJ1E

(2) Animals can be giant jerks: http://www.iflscience.com/plants-and-animals/animals-can-be-giant-jerks

(3) The other side of otters: http://news.discovery.com/animals/the-other-side-of-otters.htm

(4) ‘Porpicide’: Bottlenose dolphins killing porpoises: http://www.sfgate.com/news/article/Porpicide-Bottlenose-dolphins-killing-porpoises-2309298.php

(5) Seals accused of sexually attacking penguins: http://www.huffingtonpost.com/2014/11/17/seals-sex-penguins_n_6170770.html

(6) Frans De Waal, Our Inner Ape: The Best and Worst of Human Nature, Granta Books; New edition edition (4 Sept. 2006)

(7) Frans De Waal,The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society, Souvenir Press Ltd (1 Oct. 2010)

(8) Frans De Waal, Chimpanzee Politics: Power and Sex among Apes, ohns Hopkins University Press; 25th anniversary edition edition (30 Aug. 2007)

(9) Frans De Waal, The Bonobo and the Atheist: in Search of Humanism Among the Primates, W. W. Norton & Company; Reprint edition (8 April 2014)